Yakov Vilner, joueur d’échecs odessite
par Pavel Kozlenko (1)
Lors du 1er Congrès de la Fédération ukrainienne d’échecs qui se tint à Kiev en mars-avril 1924, Yakov Vilner remporta le premier championnat d’Ukraine. Il sera champion d’Ukraine deux fois encore : en 1925 et en 1928. Parmi les nombreuses victoires portées à son actif figurent celles qu’il remporta contre le futur champion du monde Mikhaïl Botvinnik et contre Efim Bogolioubov, prétendant au titre mondial. C’est grâce à son intervention que le quatrième tenant du titre, Alexandre Alekhine, dut de ne pas être exécuté par la Tchéka (NdT : police politique soviétique) d’Odessa.
Le 29 juin 2021 a été célébré le quatre-vingt-dixième anniversaire de la mort de l’un des plus éminents compositeurs de problèmes d’échecs d’Odessa, sportif émérite de l’U.R.S.S., l’un des pionniers de l'école de stratégie soviétique dite des « trois déménageurs » (NdT : ou threemovers, échec et mat en trois coups), Yakov Semionovitch (Chmoulevitch) Vilner.
Sergueï Tkatchenko a publié un livre très intéressant intitulé : [Le sauveteur d’Alekhine]. Destin et héritage échiquéen de Yakov Vilner(2). J’espère que le présent article aidera à combler quelques-unes des lacunes que présente la biographie du grand-maître.
Né le 13 septembre 1899, Yakov Vilner est le fils d’un mechtchanine(3) d’Odessa, nommé Chmoul Chmerelevitch Vilner et de son épouse Rivka. On sait qu’en 1908 la famille vivait avec le grand-père du futur joueur d’échecs, Chmerel Iossifovitch Vilner, dans un appartement situé au numéro 11 de la rue de Tiraspol.
C’est à l’âge de douze ans que Yakov connut son baptême du feu : en 1911, il prit part au match par correspondance «Nord-Sud(4)» joué sur une centaine d’échiquiers et perdit ses deux parties. Mais cette déconvenue n’arrêta pas notre héros. Vilner se passionne pour la composition de problèmes d’échecs, essuie une nouvelle défaite et, pendant des années, tente, sans succès, d’être publié dans les périodiques d’Odessa. En 1913, Yakov participe au Сoncours national de résolution de problèmes d’échecs organisé par une célèbre revue spécialisée de Moscou. C’est à partir de ce moment-là que notre compatriote entame son ascension de l’Olympe. En raison de son état de santé (il souffrait d’une maladie du cœur et d’asthme bronchique) et aussi du fait qu’il bénéficiait, en sa qualité d’étudiant, d’un sursis d’incorporation, Vilner ne fut pas envoyé au front pendant la Première Guerre mondiale.
L’information selon laquelle Yakov aurait fait des études à l’école Ephrussi d’Odessa(5) est erronée. Si son nom figure bien, sous le numéro 99, sur la liste des élèves, il y est par erreur : il ne s’agit pas de lui, mais d’un certain I. Ch. Vilner qui, lui, était bien inscrit dans cet établissement. Le 31 mai 1916, Vilner obtient son certificat de fin d’études au Lycée n°2 d’Odessa, sis au numéro 26 de la rue du Port franc, là où se trouve aujourd’hui le bâtiment principal de l’École normale d’Ukraine méridionale. La maladie est un élément déterminant dans la vie. Au printemps et au début de l’été 1917, Yakov est soigné pour ses affections dans l’un des hôpitaux de Kislovodsk où il continue à jouer aux échecs et gagne même son premier tournoi en présentiel.
Mais la vie à Odessa n’était pas facile. La révolution de Février 1917, puis le coup d’État d’Octobre et la guerre civile qui s’ensuivirent, menèrent tout d’abord à l’occupation austro-allemande, puis à de perpétuels changements de pouvoir dans la ville. Durant l’été 1918, le nom de Yakov Vilner apparaît continuellement dans les pages des Nouvelles d’Odessa (Odesskié novosti) et de plusieurs autres publications odessites. Mais les échecs ne lui procurent aucun revenu. En avril 1919, l’Armée Rouge fait son entrée à Odessa et notre jeune joueur d’échecs trouve un emploi d’expéditionnaire au département juridique du tribunal révolutionnaire(6). Six mois auparavant, l’un des meilleurs joueurs d’échecs du monde, [Alexandre] Alekhine, était arrivé à Odessa dans l’espoir de prendre part à un tournoi annoncé. Toutefois, pour des raisons évidentes, le tournoi n’eut jamais lieu et Alekhine en fut réduit, ne fût-ce que pour subvenir à ses besoins immédiats, à disputer des parties faciles avec mises dans l’un des cafés locaux(7).
Le nouveau pouvoir entreprit de serrer activement la vis. Dès son instauration, les exécutions massives d’« ennemis de la révolution » avaient commencé et la vague d’arrestations des représentants de la noblesse et de la bourgeoisie battait maintenant son plein. Le journal local publiait quotidiennement de nouvelles listes de fusillés. Pour une raison inconnue, Alekhine fut, lui aussi, arrêté. Peut-être ses origines sociales n’étaient-elles pas au goût du nouveau pouvoir(8) ? Quoi qu’il en soit, le nom de ce fils de député de la Douma d’État se retrouva sur la liste des condamnés à mort.
« En analysant les événements de ces journées d’avril, écrit Sergueï Tkatchenko, et en les comparant avec les souvenirs des témoins oculaires, les historiens d’Odessa sont arrivés à la conclusion qu’Alekhine dut la vie sauve à Yakov Vilner qui, à cette époque-là, travaillait comme expéditionnaire au département juridique du Tribunal révolutionnaire. C’est en effet à lui que fut remise, afin qu’il la fasse signer, la liste des condamnés à mort sur laquelle figurait le nom d’Alekhine. Comprenant qu’il ne restait que très peu de temps avant que la sentence de mort ne fût mise à exécution, Vilner se mit en rapport avec Cristian Racovski(9), le président du Conseil des commissaires du peuple (NdT : gouvernement soviétique) d’Ukraine qui se trouvait alors à Kharkov… Ce qui se passa par la suite nous est raconté dans ses mémoires par le futur Maître International Fedir Bohatyrchuk(10) : “Heureusement, Rakovski avait entendu dire qu’Alekhine était un génie des échecs et il se mit aussitôt en contact par fil direct avec la Tchéka d’Odessa. Tout ce que l’on sait de manière certaine est que, la nuit même, Alekhine fut libéré…” Vilner a lui-même fait à Bohatyrchuk un récit circonstancié du sauvetage d’Alekhine. D’après les souvenirs laissés par d’anciens collaborateurs de la Tchéka d’Odessa, l’ordre de Rakovski arriva littéralement à la dernière minute(11) ». Cette version qui veut qu’Alekhine ait été sauvé par Vilner(12)est corroborée par Youri Averbakh dans son ouvrage, Ce que taisent les pièces d’échecs(13).
En août 1919, Yakov se retrouva sans emploi… Les Soviétiques avaient quitté Odessa, pas pour longtemps, hélas(14). La famille Vilner vivait dans la misère.
Une attestation délivrée le 11 juin 1919 à la mère de Yakov par le comité de son immeuble, nous apprend ce qui suit : « Vilner Rivka… vit présentement dans le besoin et n’a aucuns revenus. Restée veuve à la mort de son mari, elle a travaillé comme journaliste à seule fin de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille et n’a exploité personne. Aujourd’hui sans emploi, elle vit dans le dénuement. La gravité de sa situation est encore accentuée par la maladie de son fils qu’elle doit nourrir ».
Le 7 octobre 1919, Yakov Vilner écrit à la direction de l’Institut supérieur international d’Odessa pour solliciter son admission en première année en qualité d’auditeur libre. Il demande au conseil de tutelle de l’établissement de prendre sa situation financière en considération et de l’autoriser à payer ses droits d’inscription en deux fois. L’Institut supérieur international était alors un élément important de la vie odessite. Il préparait de jeunes juristes spécialisés dans le droit international qui, ensuite, poursuivaient leurs études et leurs activités dans le domaine international et politique. L’Institut fut toutefois emporté par le maelstrom déclenché par l’expérimentation à grande échelle conduite dans la précipitation par les autorités soviétiques sur l’enseignement supérieur et cessa d’exister en tant que tel. Dans un premier temps, il fusionna avec la Faculté de Droit et la Faculté d’Histoire et de Philologie de Novorosiïsk, ainsi qu’avec les cours supérieurs féminins(15) et la Faculté d’Économie de l’Institut polytechnique d’Odessa pour former l’Institut des sciences humaines et sociales d’Odessa. Ce dernier n’exista que deux ans, au terme desquels il devint l’Institut d’économie d’Odessa.
De 1920 à 1922, Yakov est inscrit comme étudiant à l’Institut des sciences humaines et sociales. Une attestation délivrée le 17 juillet 1920 nous apprend que, parallèlement à ses études, il donnait des cours particuliers à ses heures perdues.
Yakov Semionovitch n’abandonna jamais sa passion pour les échecs. Le 24 juillet 1923, les Izvestia(16) rapportent que Yakov Semionovitch Vilner, représentant d’Odessa au tournoi de championnat qui se tiendra durant le Congrès de la fédération nationale d’échecs, « est tombé malade et ne sera probablement pas en pleine possession de ses moyens quand viendra le moment de jouer ». Quelques semaines auparavant, le 18 mai, ce même journal annonçait que, le jour même à 18h00, au club d’échecs d’Odessa (48, rue des Grecs), « le champion d’Odessa, Ya[kov] S[emionovitch] Vilner, jouera[it] en simultané contre un nombre ouvert de joueurs ». « Prière d’apporter ses pièces et son échiquier », était-il précisé(17).
Le 18 avril 1924, la Proletarskaïa pravda rapporte que s’est tenu, à Kiev, le championnat d’échecs d’Ukraine et qu’il a pris fin le 15 avril : « Le camarade Ya[kov] Vilner a remporté le premier prix et le titre de champion d’Ukraine »(18).
Le 9 septembre 1924, un entrefilet publié par le quotidien du soir Bilchovyk (Bolchevik) de Kiev révèle que Yakov Vilner représente la ville d’Odessa au congrès de la Fédération nationale des échecs qui se tient à Moscou(19). À partir de janvier 1925, Yakov Semionovitch dirige la rubrique échecs du journal Molodaïa gvardia(20).
Le 14 juin 1925, la Proletarskaïa pravda publie l’annonce suivante : « L’arrivée du champion d’Ukraine Ya[kov] Vilner est attendue à Kiev dans les jours qui viennent. Le maître restera en ville une dizaine de jours. Les joueurs d’échecs de Kiev ont l’intention d’organiser un petit tournoi auquel seront conviés Ya[kov] Vilner, F[edir] Bohatyrchuk et tous les meilleurs joueurs de la ville »(21).
Le 30 août 1925, les [Visty] VOuTsVK (NdT: organe du Comité exécutif central d’Ukraine) publient un reportage retentissant depuis le 4e Congrès national d’échecs et de dames qui se tient à Léningrad(22). C’est au cours de ce congrès que le champion d’Union soviétique Efim Bogolioubov s’inclina pour la première fois devant le champion d’Ukraine Yakov Vilner. Ce dernier participa à cinq reprises (1923, 1924, 1925, 1927 et 1929) au championnat d’Union soviétique. Il fut le premier joueur d’échecs d’Odessa à se voir conférer le titre de sportif émérite d’Union soviétique.
Du 1er au 20 septembre 1929 se tient, à Odessa, le 6e championnat d’échecs d’Union soviétique. Non seulement Vilner fait partie du comité d’organisation du championnat, mais en outre il participe à ce prestigieux tournoi.
Personne ne connaît précisément les raisons qui poussèrent à s’installer à Léningrad сe joueur d’échecs à qui tout réussissait. Dans son livre consacré à Yakov Vilner, Sergueï Tkatchenko avance une explication : « Yakov Vilner quitte bientôt Odessa pour s’installer à Léningrad, écrit-il. Cristian Racovski est tombé et l’Ukraine toute entière, y compris sa ville natale, est depuis quelque temps le théâtre de “purges” visant les partisans de Trotski. Vilner, qui venait d’organiser un tournoi d’échecs et de dames entre l’Ukraine, la Russie et la Biélorussie ainsi qu’un match entre Odessa et Léningrad, avait des relations dans la capitale du Nord et s’empressa de quitter ce territoire dangereux. Malheureusement, ce déménagement à Léningrad ne fit qu’exaspérer les problèmes de santé chroniques dont souffrait Vilner en raison de son asthme ».
Le championnat de Léningrad qui se tint du 3 décembre 1930 au 23 mars 1931 fut le dernier tournoi auquel participa Yakov Semionovitch.
Yakov Vilner mourut le 29 juin 1931 au terme d’une longue maladie. Il fut inhumé au cimetière juif de la Transfiguration(23). On ignore où il repose exactement.
Dans le numéro de juin 1931 du Bulletin des échecs (Chakhmatny listok) paraît une nécrologie de Yakov Semionovitch signée Yakov Rokhline, célèbre figure du monde des échecs soviétiques. « C’est un coup terrible pour la communauté soviétique des échecs. Le 29 juin à 19h00, à Léningrad, le maître Yakov Semionovitch Vilner est décédé des suites d’une longue maladie… Après avoir travaillé dans les instances dirigeantes échiquéennes d’Odessa, il a été président de la section échecs de la commission de l’arrondissement Smolny de Léningrad pour le sport et la culture physique, membre de la section échecs de l’Union des employés de commerce soviétiques et de la section composition du Comité des échecs de la région de Léningrad. Yakov Vilner laisse derrière lui des ouvrages sur la composition, ainsi qu’un travail inachevé, intitulé Menace et défense(24), qu’il avait entrepris pour notre maison d’édition. Espérons qu’un maître léningradois achèvera ce dernier opus qui pourra ainsi voir prochainement le jour. Ce sera la meilleure illustration du souvenir que nous gardons de ce talentueux joueur d’échecs prématurément disparu qui était aussi un bon ami et un bon camarade ».
Pavel Kozlenko (29 juin 2021)
Traduit du russe par Jean-Christophe Peuch(25)
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(1) Article rédigé et publié le 29 juin 2021 par Pavel Kozlenko, directeur du Musée de l’Holocauste d’Odessa : https://www.facebook.com/pavel.kozlenko.1 Toutes les notes sont du traducteur.
(2) Sergueï Tkatchenko, Spasitel Alekhina. Soudba i shakhmatnoïé nasledié Iakova Vilnera (Éditions Andreï Elkov, Moscou, 2016).
(3) Le mechtchanine (pluriel : mechtchanié) était, avant la révolution de 1917, un habitant des villes qui n’était pas assez riche pour être inscrit parmi les marchands et ne faisait pas non plus partie d’une corporation d’ouvriers. Il vivait d’ordinaire d’un petit commerce ou de métiers divers. Certains mechtchanié n’avaient souvent même pas de moyens d’existence assurés.
(4) Ce match, qui se déroula sur plusieurs mois, était ainsi appelé parce qu’il était organisé par des journaux de Saint-Pétersbourg et d’Odessa.
(5) Fondée en 1868 par Ignace Ephrussi, héritier d’une célèbre dynastie de banquiers originaire de Berditchev, cette école privée comprenait initialement quatre niveaux. Elle en compta six à partir de 1900.
(6) Instaurés en 1917, les tribunaux révolutionnaires existèrent jusqu’en 1922. Ils furent, avec la Tchéka, l’un des principaux éléments de la « Terreur rouge » établie durant la guerre civile.
(7) Il s’agit du Café Robinat, situé rue Catherine.
(8) En 1904, le père d’Alekhine avait été élu maréchal de la noblesse du district de Zemliansk (gouvernement de Voronej) puis, en 1912, député à la Douma d’État sur les listes de l’Union du 17 octobre, parti de droite modéré et anti-révolutionnaire. Sa mère était la fille d’un magnat de l’industrie textile.
(9) En russe, Khristian Rakovski (1873-1941). Roumain d’origine bulgare, il avait rallié le parti bolchevik en 1917.
(10) En russe, Fiodor Bogatyrtchouk (1892-1984), champion d’Union soviétique en 1927. Le titre de Maître International lui fut décerné en 1954, quelques années après qu’il eut obtenu la nationalité canadienne.
(11) Sergueï Tkatchenko, Spasitel Alekhina (Le sauveteur d’Alekhine), https://chesspro.ru/_events/2010/tkachenko2.html (12) Selon d’autres versions, évoquées et démenties par Sergueï Tkatchenko dans l'article susmentionné, Alekhine aurait échappé au peloton d’exécution grâce à l’intervention personnelle de Lev Trotski, alors président du Conseil militaire révolutionnaire (Revvoensovet) ou de Dmitri Manouïlski, futur commissaire du peuple à l’Agriculture d’Ukraine.
(13) O tchom moltchat figoury (2007), traduit en anglais sous le titre : Centre-Stage and Behind the Scenes. The Personal Memoir of a Soviet Chess Legend (2010).
(14) Chassés d’Odessa par l’Armée des volontaires du général Kornilov, les bolcheviks reprendront le contrôle de la ville en février 1920.
(15) Avant la création de ces cours, en 1869, les femmes russes n’avaient pas accès à l’enseignement supérieur.
(16) Izvestia n° 59/1923, p. 4. Il s’agit ici de l’organe du Comité central exécutif du gouvernement d’Odessa.
(17) Izvestia n° 4/1923, p. 4.
(18) Proletarskaïa pravda n° 88/1924, p. 6.
(19) Bilchovyk n° 204/1924, p. 4.
(20) La Jeune Garde, organe des Jeunesses communistes d’Odessa.
(21) Proletarskaïa pravda n° 133/1925, p. 5.
(22) Visty VOuTsVK n° 197/1925, p. 3.
(23) Nécropole située dans l’arrondissement Frounzé de Saint-Pétersbourg.
(24) Cet ouvrage ne fut apparemment jamais publié.
(25) Auteur de plusieurs traductions parues aux Éditions des Syrtes (Genève), dont Suicide de Mark Aldanov (2017), Officiers et poètes russes de Zakhar Prilepine (2019) et Certains n’iront pas en enfer de Zakhar Prilepine (2020). peuchj@yahoo.fr