Quand on s’appelle « Schraiber », on écrit…. (3/3)
Par Evelyne Schreiber-Rival
Et voici Kostia, le dernier né de la famille, dont il fut l’éclatant soleil !
Pianiste, chef d’orchestre, compositeur, s’il brille par son grand talent de musicien, il est, au contraire, bien éteint au chapitre de la correspondance…
Peu importe car tous les autres parlent sans cesse de lui. Non sans réprobation, parfois ! Il ne donne pas de nouvelles…
Et bien qu’il en ait largement les moyens, il se fait toujours tirer l’oreille quand on lui demande d’apporter, comme le font ses frères, un soutien financier à ses parents dans la misère – Boris Efimovitch n’a plus de travail - et menacés de Golomor, la grande famine ukrainienne des années 30. Il est trop pris, bien sûr, par sa carrière qu’il mène tambour battant depuis qu’il a terminé en 1929 ses études à l’Ecole Normale de Musique, surfant avec virtuosité sur la vague créée par les Ballets Russes, qui avaient enchanté les Français quelques années plus tôt. En 1931, Alfred Cortot dirige sa suite pour deux pianos Maloniana. En 1932, plusieurs de ses œuvres sont jouées au Théâtre des Champs Elysées. Souvenirs de Vienne est joué en 1933, puis Port Said. Cette même année il dirige l’Orchestre symphonique de Paris qui joue son poème symphonique, Stade. Dans le même temps, il effectue en tant que soliste de nombreuses tournées, en Allemagne, en Belgique, en Autriche, au Royaume-Uni. Il porte désormais définitivement le pseudonyme de Kostia Konstantinoff, adopté dans sa prime jeunesse à Istanbul, où il avait rejoint son frère ainé. Pour aider celui-ci à joindre les deux bouts, Kostia jouait en effet du piano dans les cabarets russes qui s’étaient multipliés avec l’arrivée de réfugiés russes plein aux as. Dans ces lieux un peu douteux, il avait préféré utiliser un autre nom que celui de son père. Il ne savait pas que ce pseudonyme à consonance aryenne lui serait bien utile pour rester en place pendant l’occupation où – j’ai honte de le dire – il se fit même attribuer un certificat de non-judéité par le sinistre Darquier de Pellepoix (sic). Et ce qui est un comble, son ancien professeur et ami Alfred Cortot, pourtant chargé de l’épuration des musiciens juifs de France, l’avait sélectionné pour prendre la tête de l’orchestre Radio symphonique de Paris créé par Vichy en 1941.
1941 fut d’ailleurs pour lui une année phare avec de nombreux concerts, comme celui de Pleyel où il joue accompagné par les concerts Lamoureux et, surtout, sommet de sa carrière de soliste, avec son interprétation du Concerto n° 1 de Tchaïkovski accompagné par l’orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire sous la direction de Charles Münch enregistré par Columbia.
Horrible coïncidence du calendrier, c’est peu après que les nazis faisaient leur entrée dévastatrice à Odessa… Deux ans plus tard, il eut lui aussi maille à partir avec eux, la Gestapo s’étant mise à avoir des soupçons sur son identité réelle. Il dût disparaître dans la clandestinité avec l’aide de la résistance française - ce qui me le rendit plus sympathique.
Très grand travailleur, il profita de cette période pour écrire Le Veau d’Or, musique de ballet qu’il considérait comme son œuvre majeure. Celle-ci fut retenue à la Libération par le Théâtre de Copenhague. Mise au programme de la saison 1946-47, elle fut finalement refusée par les Danois pour cause de collaboration. Accusation non retenue en France par le Comité d’épuration qui l’avait blanchi comme d’ailleurs l’ensemble des musiciens.
Cette déception, accompagnée d’une importante perte financière, l’amena à prendre une décision radicale : tout recommencer de l’autre côté de l’Atlantique.
Décision adoucie par la perspective de retrouver en Argentine la nouvelle femme de son cœur, la danseuse Marianne Ivanov avec laquelle il avait projeté de se marier. Quelques mois plus tôt, Marianne était venue rejoindre son père à Buenos Aires. Transfuge de l’Opéra de Paris, elle participait à la tournée du Ballet des Etoiles de Paris qui dansait sur des œuvres composées par Kostia. Cette tournée à travers l’Amérique latine y connut le succès et dura jusqu’en 1950.
Kostia, on le voit, avait soigneusement préparé son arrivée sur le continent américain. Ce qu’il confirme dans une lettre à son agent à Paris : « J’ai déjà 40 concerts pour la saison prochaine et quelques mécènes pour la fondation de mon orchestre symphonique. » Il prévoyait en effet de créer la Philharmonie de Buenos Aires ainsi que le Ballet national argentin avec Serge Lifar. D’autres projets l’attendaient également à New York. Mais, le 30 mai 1947, le crash du vol de retour, Newark à Miami, mit tragiquement fin à sa vie. Il allait avoir 44 ans.
Ses œuvres éditées en France comptent 67 partitions déposées à la BNF Département de la Musique dont Légende du Bouleau et Vienne chez Universal Musique (partitions toujours disponibles sur commande). Au Royaume Uni, ont été édités Port Said chez Boosey & Hawkes et le Veau d’Or chez De Wolfe Musique.
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On serait tenté de croire que cette grande famille eut une vaste descendance. Il n’en est rien. Sacha, marié deux fois, n’eut pas d’enfants et finit par adopter une fille dont j’ai perdu la trace après le décès de mon père.
Mon père, marié à 18 ans avec une veuve dont il éleva les deux enfants, eut avec elle une fille, ma sœur Anna dite Assia, dont le souvenir me bouleverse chaque fois que je l’évoque. Déchirée par la séparation d’avec son père auquel elle écrivait très souvent pour parler de tous les sujets qui la préoccupaient ou sur lesquels elle voulait l’informer (dans une lettre mémorable, elle lui annonce que tout a changé pour les Juifs en URSS. On leur a donné un nouvel état, le Birobidjan, où ils nagent dans le bonheur … !), malade, sans argent depuis 1937 quand toute correspondance avec l’étranger étant désormais interdite, mon père ne pouvait plus lui adresser d’argent, elle parvint néanmoins, grâce à l’aide de sa demi-sœur ainée installée à Moscou, à terminer ses études de médecine. Pédiatre, elle s’occupait des enfants des autres à défaut d’en avoir elle-même. D’après Sacha elle fut arrêtée et torturée par la Gestapo avant d’être envoyée à la mort avec sa famille maternelle
Bouzic eut un fils, mon cousin Genia, jeune ingénieur, enthousiaste à l’idée de participer à la construction de son beau et grand nouveau pays. Genia s’engagea comme aviateur dans la Grande guerre patriotique. Je ne sais pas comment il termina la guerre. Sacha n’en dit rien dans ses lettres.
Liena, qui survécut comme Sacha aux horreurs du nazisme, n’avait, à ma connaissance, pas d’enfant.
Quant à Kostia, sur le point de se marier, il aurait sans doute eu une descendance mais le crash de l’Eastern Airline en décida autrement.
En fin de compte, il ne reste plus que moi…, car ma fille, Anne-Laurence, avec laquelle je projetais d’écrire à quatre mains le roman de notre famille d’Odessa, est décédée il y a quelques années. Fidèle à la tradition familiale, elle a laissé deux ouvrages prometteurs : A Fleur de larmes, émouvant journal de sa vie quotidienne avec un cancer, conté avec un vrai talent littéraire, et les poétiques Contes de la plume blanche qui laissaient présager un bel avenir d’écrivain…
Sa fille, ma petite fille, Kiara sera donc la dernière de cette belle lignée. Jeune adulte, elle est pour l’heure – ce qui est naturel – plus tournée vers le présent et le futur que par le passé. Mais celui-ci l’intéressera sans doute un jour et elle sera heureuse de découvrir, comme je l’ai fait et comme je l’avais partagé avec sa maman, cette famille de l’intelligentsia juive d’Odessa, qui, bien qu’éloignée, est aussi la sienne. Elle a une belle plume, s’intéresse au dessin, à la peinture. Tiens, tiens… la relève est peut-être à portée de main pour préserver la mémoire d’une Odessa libre, cultivée, talentueuse, grande ouverte sur le monde qu’aucun Poutine ne pourra jamais détruire.
Evelyne Schreiber-Rival