Quand on s’appelle « Schraiber », on écrit…. (1/3)
Par Evelyne Schreiber-Rival
Hélas, trois fois hélas !
Jusqu’à présent ma contribution à la célébration d’Odessa, ville légendaire, n’a pas été à la hauteur de ce que j’avais souhaité quand, jeune retraitée, je m’étais remise à l’étude de la langue russe pour déchiffrer l’énorme correspondance adressée d’Odessa, entre 1927 et 1937, par ses proches parents à mon père, qu’en février 1920 les Bolchéviques avaient contraint à l’exil.
Aussitôt arrivés aux commandes de la ville, les Bolchéviques s’étaient en effet empressés d’envoyer chez lui un émissaire chargé de le conduire à la mort… Heureusement prévenu à temps par un ami croisé dans la rue, il avait pu leur échapper en s’embarquant à grand mal sur le dernier bateau archibondé de la Croix rouge américaine. Destination Istanbul, première étape d’un exil qui devait le mener ensuite à Berlin, puis à Paris où il s’installa pour de bon fin 1926.
Quand on s’appelle « Schraiber », on écrit…. Mon père reçut certainement de nombreuses lettres de sa famille à chacune des étapes de l’exil, mais ces lettres sont malheureusement définitivement perdues. Ce qui n’est pas le cas de celles qui furent adressées à Paris…
Pieusement conservées par ma mère, ces centaines de lettres manuscrites adressées d’Odessa à leur exilé parisien par son père, sa mère, ses frères, sa fille ainée, son neveu sont pour moi un trésor qui m’a permis, au fil d’un déchiffrage souvent ardu, de faire connaissance avec chacun des membres de ma famille paternelle, de les apprécier, de les aimer comme ils l’avaient fait à l’égard de « Evelinotchka », quand ils avaient appris ma naissance aussi inattendue que réjouissante. Enfin une heureuse nouvelle égayant leur existence dans l’Odessa de 1935 devenue une banale ville de province soviétique…
Laissez-moi vous présenter « mes chers inconnus », comme je les nomme avec tendresse, cette famille typique de l’intelligentsia juive d’Odessa, pleinement inspirée par l’esprit de la Haskala, intégrée à la culture russe et largement ouverte au monde. Une famille à laquelle je suis très fière d’appartenir.
Et tout d’abord celui qui m’impressionne le plus, Boris (Ber) Efimovitch Schraiber, mon grand-père, le plus souvent désigné par les siens comme le Patriarche.
Une photo de lui, réalisée par le photographe du tsar - comme en atteste le verso - le montre homme de belle prestance, habillé élégamment. Il est coiffé d’une haute toque de fourrure, porte longue barbe et moustache sombres. Il émane de lui une force qui corrobore le témoignage des siens : c’est une force de la nature et il le restera jusqu’à la fin de sa vie. Force qui lui permet de mener à la fois deux carrières, sinon trois…
Avocat à la Cour d’Odessa, doté d’une belle clientèle, il est en effet en même temps, sous le pseudonyme de Boris Efimovitch Pissarevsky, un dramaturge célèbre du théâtre juif, dont les pièces sont jouées avec succès dans tout le sud de la Russie. A tout cela s’ajoutent ses collaborations régulières à différentes revues et peut-être aussi, m’a-t-on dit, quelques contributions à la création cinématographique.
Boris Efimovitch n’est pas né à Odessa, mais dans l’oblast de Iekaterinoslav, la ville que la Grande Catherine avait désignée pour être la capitale de la Nouvelle Russie, mais qui fut bien vite dépassée par Odessa. A 18 ans, il quitte ses parents
pour aller construire son avenir. Enfant du shtetl, il connait quelques mots de russe, mais ne sait ni le lire ni l’écrire… Il rattrapa sans doute très vite ce handicap puisqu’il parvint à être admis pour y faire ses études de droit à l’Université de Kharkov, l’une des plus anciennes universités du pays où le numerus clausus limitant l’entrée des jeunes juifs devait être particulièrement rigoureux.
Diplômé de cette Université, c’est à Kharkov qu’il fit aussi ses premiers pas professionnels. C’est là aussi qu’il entama sa carrière théâtrale, finançant ainsi sans doute ses études. Ses premières pièces furent écrites en yiddish, mais les suivantes le furent en russe[1]le gouvernement impérial ayant en 1883 interdit le théâtre en yiddish à l’intérieur des frontières de l’Empire.
Il semble qu’il continua néanmoins jusqu’à la fin de sa vie à écrire quelques pièces en yiddish à la demande de son ami, l’acteur Jacob Pavlovitch Adler, l’immense star du théâtre yiddish de New York, avec lequel il avait gardé le contact, noué lorsque celui-ci jouait à Odessa.
Car ce jeune ambitieux avait rapidement quitté Kharkov pour s’installer à Odessa. Comment aurait-il pu résister aux perspectives qui s’ouvraient dans cette ville, alors le plus grand port de Russie, où la prospérité s’était encore accrue avec l’arrivée du chemin de fer. La population grandissait à vue d’œil. Le commerce était florissant. On avait besoin de brillants nouveaux juristes, il fut l’un d’entre eux.
Des années plus tard, - au milieu des années 1890 – le « Patriarche », prospère, respecté de ses concitoyens, vénéré par les siens, installa son bureau et sa famille dans une belle et vaste maison aux murs roses, située au cœur du « Vieux Carré », le centre historique d’Odessa, au coin de Bolchaia Arnaoutskaia et de Richelievskaia.
Une famille composée de six garçons : Alexandre, Grigory, Benedict, Leonid, Raphaël et Constantin, plus familièrement, nommés Sacha, Grisha ou Grishik, Bouzik, Liena, Rafé, Kostia ou Kostik.
[1] J’ai trouvé la trace d’autres pièces de celui-ci à la Российская Государственная Библиотека :
"По братски, он придет" drame en 3 actes écrit en 1890 (référence F65/135) ;
"Петр Иеронимович Адамьян » (« Воспоминания ») écrite en 1896 (référence A228/1030 ou A 125/529) ;
"Конда женщина смееться" comédie en un acte écrite en 1899 (référence U 247/740) ;
"Робинзон Крузо" drame poétique en 5 actes et 9 tableaux écrit en 1908 (référence W 47/89).