Marcel Grumberg
« J’AI EFFACÉ LE TAMPON JUIF SUR MA CARTE D’IDENTITÉ À L’EAU DE JAVEL… »
Interview de Marcel Grumberg par son petit-fils Thomas et l'un de ses camarades alors qu'ils étaient élèves en CM2
Rescapé de la rafle du Vél’ d’Hiv’, Marcel Grumberg s’échappe en zone libre puis se retrouve par le biais du STO à Königsberg, l’un des pires sièges de la Seconde Guerre mondiale. De Charybde en Scylla, voici l’odyssée d’un miraculé, bien servi par la chance, mais aussi par l’astuce.
PROPOS RECUEILLIS PAR PIERRE GRUMBERG
Quelles sont vos origines familiales ?
Je suis issu d’une famille juive d’Ukraine, où l’on était cordonnier de père en fils – comme mon grand-père. Mes parents, Jacob et Rosa, quittent Odessa en 1903 à cause des pogroms. Après une halte à Smyrne où il se marient, ils débarquent à Marseille puis s’installent à Paris, où je suis né en 1921. Je suis le dernier des huit enfants – j’ai quatre frères et trois soeurs. Tous ont quitté tôt la maison pour gagner leur vie car nous sommes très pauvres. Petit, j’allais le soir à la fermeture des boulangeries pour récupérer les miettes de gaufrettes ou les invendus rassis de la veille ou de l’avant-veille. Mon père est cordonnier, il vit séparé de ma mère. Je me souviens qu’on parle yiddish à la maison, ça m’a aidé plus tard à comprendre l’allemand. En 1938, j’habite avec maman au 72 de la rue Claude-Decaen, dans le XIIe arrondissement. La famille Rothschild dispose d’appartements distribués aux Juifs nécessiteux, nous en faisons partie. C’est d’ailleurs grâce à ces associations caritatives que j’ai pu partir en camp de vacances. J’ai commencé à travailler à 14 ans, d’abord comme vendeur de cravates puis dans un atelier de montage de postes de radio à Nation, ce qui me servira par la suite. Je suis juif, mais la famille n’est pas religieuse et je ne le suis pas non plus. Je suis plutôt de gauche, mais pas militant. Je lis l’Humanité, le Canard enchaîné, de la littérature anarchiste…
Comment prenez-vous conscience que vous n’êtes plus un Français comme les autres ?
Début octobre 1940 (voir encadré), le gouvernement de Vichy ordonne aux Juifs de se déclarer au commissariat de police. J’ai alors 19 ans et comme beaucoup de Juifs parisiens, je fais confiance au maréchal Pétain. Je me fais donc recenser, avec ma mère. Et notre carte d’identité est marquée d’un coup de tampon rouge [Il épelle] : J U I F. On l’ignore, mais c’est un piège, puisque le recensement servira à établir les fichiers pour les rafles à venir. D’abord, les Allemands et Vichy s’attaquent aux Juifs étrangers, pour la plupart venus comme nous d’Europe de l’Est ou centrale – bien que je sois né à Paris et de nationalité française. Puis, en juin 1942, on nous oblige à porter l’étoile jaune et on nous parque dans le dernier wagon de la rame de métro.
Avez-vous conscience du danger ?
Il y a déjà eu des rafles avant l’été 1942, mais la menace reste assez floue. On fait confiance à la France qui nous a accueillis : j’ai été élevé dans le culte de la République, du Maréchal, le héros de Verdun, etc. Un jour, tout de même, je discute avec un ex-prisonnier qui revient de l’est (je ne sais pas où exactement) et qui me dit de me méfier – là-bas, les Juifs sont maltraités et il leur arrive des choses… désagréables [Il passe son doigt sur son cou]. Mais c’est à peu près tout ce que je sais.
Tout bascule le 15 juillet 1942…
Ce jour-là, je rentre du travail et, en passant dans l’escalier, j’entends la concierge qui discute avec un inspecteur. Il lui explique que la police va passer le lendemain matin pour embarquer les Juifs et qu’il faut les avertir – ce sera la fameuse rafle du Vél’ d’Hiv’ (voir encadré). Sans attendre, je monte prévenir ma mère, qui trouve à se cacher chez une voisine du dessus. Et moi je passe la nuit dans le garage, sous un tas de bicyclettes. Quand les policiers passent au petit matin pour nous embarquer, personne ne répond et ils ne cherchent pas plus loin [Une plaque posée sur l’immeuble commémore toujours l’arrestation de 155 habitants, ce qui suggère que la concierge n’a pas répercuté l’alerte, NDLR].
Ce manque de zèle vous a-t-il surpris ?
Pas forcément. J’ai lu beaucoup d’histoires similaires à la mienne – notamment de policiers qui préviennent ou n’insistent pas devant une porte close. On se rend bien compte que beaucoup d’agents n’étaient ni très motivés ni très fiers de faire ce travail. Je me souviens par ailleurs d’avoir aidé à porter les bagages d’une amie au commissariat où elle était convoquée avec sa famille. Je suis rentré, ressorti et personne ne m’a rien demandé.
Qu’est-il arrivé au reste de la famille ?
Aucun de ceux qui ne s’étaient pas déclarés n’a eu d’ennuis. Mon père est mort en 1945 de maladie. Ma soeur Marie, qui avait épousé un Français non juif, mon frère Albert qui a continué à travailler à la RATP comme si de rien n’était, apparemment protégé par ses collègues, n’ont jamais été inquiétés. Mes frères Maurice et Fernand étaient prisonniers en Allemagne. Fernand était un spécialiste de l’évasion ; il a réussi à quitter la forteresse de Kufstein, en Autriche, en nouant des draps comme dans le film La Grande Illusion. Mais on ne lui a rien demandé non plus avant sa troisième tentative d’évasion. La police s’est posé des questions, l’a interrogé sur son nom à consonance germanique. Il s’en est tiré, mais plus jamais il n’a tenté de quitter son stalag. En revanche, les policiers ont arrêté ma soeur Adèle et son mari Herszek Goldberg, un tailleur du boulevard Saint-Marcel qui avait comme moi fait l’erreur de déclarer sa famille [Ils sont morts à Auschwitz le 4 mai 1944, avec deux de leurs filles, Claire (11 ans) et Michelle (4 ans). Simone (14 ans), la troisième, est passée par Louveciennes avant d’être déportée et gazée le 5 août 1944, également à Auschwitz. Leurs noms figurent sur le Mur du Mémorial de la Shoah, à Paris, NDLR].
Que faire après la rafle ?
D’abord, enlever l’étoile jaune qui nous dénonce. Ensuite, j’entreprends d’effacer le cachet rouge sur ma carte d’identité : je prends une allumette trempée dans un petit verre d’eau de Javel et je la passe sur les lettres. Comme le chlore a décoloré la carte, je passe les taches au crayon jaune, puis je frotte avec un papier pour lisser… Après ça, je trouve un hôtel pour cacher ma mère et je me prépare à franchir la ligne de démarcation.
Comment ça se passe ?
Mon copain Migdal et moi prenons le train de Paris à Tours, avec une musette et un sandwich. Le 15 août, vers midi, je ne me souviens plus où c’était, on marche sur la route et à travers champs en demandant notre chemin aux fermiers. On repère les postes de garde et on passe entre… C’est aussi simple que ça. Une fois de l’autre côté, je vais m’installer à Lyon. Je trouve à me loger dans un meublé et je cherche du travail. Il faut que j’envoie de l’argent à Paris pour aider ma mère. J’ai perdu Migdal de vue et je n’ai jamais su ce qu’il était devenu.
Mais les Allemands entrent en zone libre le 11 novembre...
Je suis pris au dépourvu. Que faire ? Comme Vichy appelle les Français à partir au STO (voir encadré), je me dis que ça n’est pas une trop mauvaise idée : je serai payé et je pense que personne n’aura l’idée de me rechercher en Allemagne, dans la gueule du loup. Alors je signe – le fonctionnaire n’est pas trop regardant sur mes papiers – et je
suis envoyé en Prusse-Orientale, à Königsberg.
Vous avez pensé rejoindre la Résistance ?
Oui, mais je ne sais pas où m’adresser. Je suis arrivé quelques mois plus tôt et je ne connais vraiment personne, à part ma logeuse. Et puis je me méfie des provocateurs. De plus, au début de l’année 1943, les réseaux qui mènent au maquis ne sont pas encore développés.
Personne n’a vraiment examiné vos papiers ?
Non, j’essaie de rester très discret. En traversant la Pologne, tout de même, un cuisinier qui distribue la nourriture me regarde fixement et me dit en allemand : « Toi, tu es juif ! » Je fais semblant de ne pas comprendre et je continue comme si de rien n’était… Heureusement, nous sommes repartis peu après. Mais cet incident m’a beaucoup marqué.
Où travaillez-vous ?
Je suis affecté aux grands chantiers navals Schichau-Werke. Je travaille en théorie à la réparation de vedettes de la Kriegsmarine, je pose des câbles électriques. Les conditions de travail sont dures, mais sans aller jusqu’au sabotage, j’essaie d’en faire le moins possible. Je passe pas mal de temps à dormir, caché dans un faux plafond. Un jour, je fais une grosse erreur en manipulant une grue. Le bateau se décroche… Il est bien abîmé. Je pourrais avoir de sérieux ennuis, mais le Vorarbeiter (contremaître), qui est nazi, mais aussi un brave type tant qu’il ignore qui je suis, m’a à la bonne et il prend ça sur lui.
Comment se passe la vie des travailleurs du STO ?
François Cavanna a raconté tout ça dans Les Russkoffs. On est logé dans des baraquements en bois. Il y a des Français, bien sûr, mais aussi des Belges, des Ostarbeiter et, à partir de la mi-1943, des prisonniers italiens que les Allemands ont raflés quand Rome a basculé dans le camp allié [Le 3 septembre 1943, NDLR]. Je me fais un bon copain, qui m’apprend quelques mots [Il fredonne en italien une chanson apprise 67 ans plus tôt]. J’ai aussi appris à jouer de l’harmonica. On a le droit de sortir en ville de temps en temps. Les STO des Schichau-Werke ont organisé un théâtre. Et on reçoit un salaire. J’économise tout ce que je peux pour l’envoyer à Paris, à l’hôtel où ma mère est cachée et où les reichsmarks sont appréciés. C’est assez ironique de savoir que les Allemands ont payé pour sauver une Juive.
Que savez-vous de la guerre à cette époque-là ?
On sait que ça se passe pas très bien pour les Allemands. Königsberg est copieusement bombardée et on en voit les résultats – le centre-ville est ravagé par la RAF fin août 1944. Mais la vie reste supportable. Naturellement, tout change en janvier 1945, quand les Soviétiques entrent en Prusse- Orientale. La ville et les chantiers sont encore bombardés, et surtout les Allemands se mettent en tête de nous envoyer creuser des tranchées en vue du siège qui se prépare.
Comment ça se passe ?
Il faut imaginer la situation. Nous sortons de nuit, par un des hivers les plus froids de la guerre. Il fait aux alentours de -30 °C. Les artilleurs russes, qui savent très bien ce que nous faisons, arrosent la zone des travaux régulièrement et les obus, au lieu de s’enfoncer dans le sol, éclatent très dangereusement sur la surface gelée, dure comme du béton, qui est de surcroît impossible à creuser. Nous passons une nuit épouvantable, entassés les uns sur les autres à la fin pour ne pas mourir de froid, car nous ne sommes pas suffisamment vêtus. Je me dis alors que si j’y retourne, j’ai toutes les chances d’y rester. Le lendemain, je fais donc cuire des pommes de terre sur le réchaud du baraquement et je me débrouille pour me renverser une casserole d’eau bouillante sur le mollet. Je suis gravement brûlé, j’ai encore la cicatrice. Le médecin, qui est français, n’est pas dupe, mais il me signe un papier qui m’envoie dans un dispensaire. Ce qui me sauve probablement la vie.
Pourquoi ?
Parce que les Allemands ont refusé obstinément la reddition et que la ville de Königsberg a été rasée (voir encadré). Pas une pierre n’est restée debout. La population et les STO, qui étaient nombreux en Prusse-Orientale, ont payé cher. Mais par un hasard inespéré, il se trouve que l’infirmerie est installée dans un bunker un peu à l’écart de la ville. Autre coup de chance, nous sommes voisins d’un silo de pommes de terre, alors que tout le monde crève de faim. Dans ce poste de soins, il y a un peu de tout : des Ostarbeiter, des Hiwis, des soldats allemands, des STO, des prisonniers de guerre… Tous plus ou moins malades ou blessés.
Comment se déroule la libération ?
On perçoit régulièrement le bruit des canons qui se rapprochent et puis un jour – je pense que ça devait être le 8 ou le 9 avril, à la toute fin de la bataille – on entend des coups frappés à la porte du bunker. Avec nous, il y a des femmes russes qui discutent avec les soldats soviétiques à travers la porte blindée. Les types sont manifestement saouls, mais elles parviennent à les calmer et à négocier l’ouverture de l’abri en douceur. Je ne suis pas rassuré car les gars qui entrent sont tout de même nerveux et je porte des vêtements militaires allemands. J’essaie d’expliquer mon cas avec l’aide d’une des femmes qui parle en russe, mais les types sont agressifs et s’emparent de tout ce qu’ils peuvent trouver. Ils prennent ma montre et mon harmonica – mes seuls objets de valeur. J’ai aussi perdu mes papiers, ce qui me posera des problèmes par la suite.
Que se passe-t-il ensuite ?
Les soldats soviétiques entreprennent de trier les occupants de l’infirmerie. Les Allemands d’un côté, les prisonniers et les STO de l’autre. Les femmes sont emmenées à part. Je n’ai pas vu ce qui leur est arrivé, mais je crois que leur sort n’était pas très enviable.
Et vous ?
On nous emmène à pied. J’ai du mal à marcher à cause de ma jambe blessée et je ne porte que ma capote de soldat allemand pour me protéger du froid, qui est encore très vif. Nous traversons le champ de bataille, encore recouvert de débris, de cadavres, de barbelés. C’est comme ça aussi que j’ai vu ce qui est arrivé à la ville de Königsberg. Après, nous sommes embarqués dans des camions et nous roulons environ 100 kilomètres vers l’est, en direction de Tilsit [actuelle Sovetsk, dans l’enclave russe de Kaliningrad, le nom donné après-guerre à Königsberg, NDLR]. Là, je suis envoyé en convalescence dans un hôpital. Pour une raison que j’ignore, l’établissement est pourvu d’une excellente bibliothèque française et j’en profite pour me gaver de classiques.
Cette convalescence est une nouvelle chance…
Oui, car elle dure un peu plus d’un mois. Entre-temps, les Allemands ont capitulé, de sorte que je suis rapatrié en France par le train, en traversant le Reich en ruines. Ce délai est vraiment bienvenu car beaucoup de Français qui ont été libérés en même temps ou avant moi ont été renvoyés en faisant le grand tour, par la mer Noire. Or la Russie et l’Ukraine étaient dépeuplées, à cause des pertes terribles de la guerre. On y manquait de bras, de sorte que beaucoup de ces candidats au rapatriement ont été réquisitionnés pour travailler dans les champs. Certains ne sont jamais rentrés.
Comment se passe le retour ?
Comme beaucoup de rescapés des camps, d’ex-prisonniers de guerre ou de STO, je passe me faire recenser à l’hôtel Lutetia, boulevard Raspail. Les familles des déportés y laissent des messages, on distribue des papiers et des sandwichs. Et bien sûr je vais voir ma mère. L’hôtelier a été bien content de l’exhiber à la Libération. Je crois qu’il était accusé d’avoir un peu trop fricoté avec les Allemands. Ma mère a donc vécu dans une chambre de l’été 1942 à l’été 1944 – plus de deux ans.
Comment envisagez-vous alors l’avenir ? Avez-vous pensé à partir en Palestine, comme beaucoup de Juifs rescapés?
Je l’envisage en effet avec mon frère Fernand, mais nous ratons le bateau clandestin affrété par la Haganah, Alors je décide de partir au Brésil. Je travaille et j’économise pour le voyage. Mais le copain qui m’accompagne dépense tout notre argent en cours de route et nous n’avons plus de quoi traverser l’Atlantique, de sorte que je me retrouve coincé au Maroc, à Casablanca. J’ai trouvé du travail sur des bateaux – comme électricien, comme cuisinier… Et j’avance de port en port, en apprenant au passage le métier de chef de chantier. J’ai fini à Cotonou, au Dahomey [actuel Bénin, alors colonie française, NDLR]. Et je ne suis jamais allé au Brésil.
Avez-vous obtenu quelque chose de votre passage au STO ?
Non, j’ai bien tenté, ne serait-ce que pour comptabiliser ces années de travail pour la retraite, mais parce que j’avais perdu tous mes papiers à Königsberg, je n’ai jamais réussi à faire reconnaître mon statut. En désespoir de cause, j’ai fini par abandonner.
Extrait de "Guerre et Histoire" n° 75 (septembre 2023)