Le Club mondial des Odessites
Mikhaïl Jvanetski
6 mars 1934 - 6 novembre 2020
par Ada Shlaen
Après la mort de l’écrivain Mikhaïl Jvanetski qui sut donner les lettres de noblesse aux genres littéraires satiriques considérés souvent comme mineurs, la mairie d’Odessa décida que le 7 novembre serait un jour de deuil tant cet événement toucha les habitants de la ville. Incontestablement depuis des années il était considéré comme le citoyen le plus célèbre, le seul Odessite qui eut de son vivant une rue à son nom, des spectateurs venaient toujours aussi nombreux pour l’écouter et ses livres avaient un nombre très important de lecteurs fidèles. Le lendemain de sa mort les drapeaux, ornés de crêpe noir, étaient mis en berne et sur le site officiel de la mairie on pouvait lire le communiqué suivant :
« Le 7 novembre 2020 est déclaré comme un jour de deuil pour rendre hommage à Mikhail Mikhaïlovitch Jvanetski, notre illustre citoyen d’honneur, un natif et un amoureux d’Odessa, fondateur et président du Club mondial des Odessites qui n’a cessé de glorifier le nom de notre cité dans le monde entier ».
Évidemment la barrière de la langue est cruelle pour des auteurs comme Mikhaïl Jvanetski, si apprécié et aimé des russophones et malheureusement bien moins connu en dehors de cette communauté de plusieurs millions de personnes, non seulement en Russie ou dans les pays de l’ex-URSS, mais aussi sur tous les continents.
Notre attachement sincère et profond à Odessa motive cet hommage envers l’artiste qui de longues années durant exprima si fidèlement l’esprit même de la ville.
monument de Jvanetski à Odessa
Mikhaïl Jvanetski est né le 6 mars 1934 à Odessa dans une famille juive, enracinée depuis plusieurs générations dans le sud de la Russie. Ses parents, Emmanuel et Raïssa, étaient médecins et lorsqu’il était encore tout petit, ils s’installèrent dans une bourgade ukrainienne de Tomachpol, éloignée de près de 400 kilomètres. Son père dirigeait l’unique hôpital de la région et Jvanetski le comparait à l’un de ces médecins de la province russe, décrits si finement par un autre médecin, Anton Tchékhov, devenu d’ailleurs son auteur préféré. Du vivant d’Anton Pavlovitch cette région faisait partie de la Zone de résidence où la population juive était nombreuse et le yiddish se faisait entendre pratiquement à chaque coin de rue, même certains Ukrainiens comprenaient et maîtrisaient tout à fait couramment « le jargon ». Mais Jvanetski, né dix-sept ans après le coup d’Etat bolchévique d’octobre 1917, parlait seulement le russe, pour cette raison d’ailleurs il n’a jamais voulu quitter le pays, même lorsque l’émigration devint possible. Il était un exemple éloquent de l’acculturation des Juifs russes qui commenceront à revendiquer leurs langues (en rajoutant l’hébreu au yiddish) et leur culture bien plus tard, à partir des années 1970.
En juin 1941 lorsque l’armée allemande attaqua l’URSS, il venait d’avoir sept ans ; il aurait dû commencer l’école le 1 septembre … Évidemment son père fut immédiatement mobilisé comme la plupart des médecins soviétiques et il va passer plusieurs années sur le front dans des hôpitaux militaires. Le petit Micha et sa mère réussirent à rejoindre sous les bombes le nœud ferroviaire de Vapniarka par lequel passaient les trains en direction des républiques d’Asie centrale, devenues un refuge pour de nombreux habitants de la partie occidentale de l’URSS. Cette évacuation sauva un nombre important de Juifs, malheureusement leur majeure partie, plus d’un million, restés sur leurs lieux d’habitation traditionnels, seront exterminés par des nazis.
Raïssa et son fils vont passer les quatre ans de guerre à Tachkent, la capitale d’Ouzbékistan. Elle reprit son travail de médecin tandis que le garçonnet commença sa scolarité dans une école de la ville. Si l’on en juge par ses interviews, Jvanetski n’aimait pas parler de cette période. En l’écoutant, on peut même être étonné par la pauvreté de ses souvenirs, comme si son état de choc, qu’il devait sûrement ressentir, ne s’était jamais résorbé. Il était surtout marqué par deux faits : l’antisémitisme qui commençait déjà à sévir et le grand nombre de blessés, surtout des amputés qu’il voyait partout dans la ville.
En 1945 la famille revint à Odessa et s’installa dans une vieille maison typique au confort modeste, avec des balcons intérieurs qui donnaient sur la cour, le principal lieu de vie pour ses habitants. C’est là que Jvanetski attrapa cet accent inimitable d’Odessa avec la syntaxe si caractéristique, basée sur l’abondance des phrases interrogatives et exclamatives.
Sa scolarité correspondait aux dernières années de Staline, quand sous le couvert du slogan de la « lutte contre le cosmopolitisme », toute la vie publique était littéralement empoisonnée par l’antisémitisme le plus primaire. En évoquant cette période, il témoigne de son état de « paria » dans la société soviétique dont il prit conscience à l’époque ; il parle aussi, mais d’une manière fort concise de ses parents, médecins très respectés, qui se sentaient littéralement visés par le « complot des blouses blanches », qui explosa en janvier 1953, deux mois à peine avant la mort de Staline.
Pourtant durant son adolescence Jvanetski n’était vraiment pas un rebelle ; il rejoignit bien docilement l’organisation de jeunes pionniers, plus tard à l’Université il sera un membre très actif du Komsomol. À l’époque, il ne souhaitait pas quitter Odessa pour intégrer une université plus prestigieuse de Moscou ou de Léningrad, où l’on pratiquait envers les Juifs « un numerus clausus » officieux, mais tenace. Par conséquent, au début des années 1950, il commença ses études à l’Université Nationale Maritime d’Odessa, achevées en 1956 avec une spécialisation en « maintenance des grues portuaires ». Ensuite pendant plusieurs années il va travailler dans le port d’Odessa, un endroit mythique depuis sa création en 1794.
Heureusement la vie estudiantine de Jvanetski correspondait déjà à la période du « dégel » politique qui avait débuté peu de temps après la mort de Staline. Sur des photos de cette époque nous voyons un jeune homme sympathique et énergique, bien bâti ; c’était le résultat d’entrainements car il pratiquait la gymnastique artistique, en prenant souvent des places sur le podium. Parallèlement il participait aux spectacles d’amateurs, accompagné de ses deux comparses, Roman Karcev[1] et Victor Iltchinko[2]qui étudiait à la même faculté que lui. Ils créèrent un petit théâtre, baptisé Parnasse-2 pour lequel il écrivait des monologues satiriques, des sketches, des scénettes. D’une certaine manière Jvanetski continua la tradition bien ancrée à Odessa de l’humour juif et rapidement, il eut une audience extrêmement large à laquelle ses prédécesseurs ne pouvaient même pas rêver.
Bien qu’il écrivît pour un théâtre d’amateur, il était soumis pratiquement aux mêmes exigences de la censure que des professionnels ; mais il savait manier la langue, en usant surtout de l’ironie, qui est probablement la forme la plus subtile et inventive de l’humour. Jvanetski trouvait l’inspiration dans l’absurdité de la vie sociale soviétique que des gens, à force d’habitude, ne remarquaient même plus.
Le tournant décisif dans sa vie date du début des années 1960 grâce à la rencontre avec Arkadi Raïkine[3], venu à Odessa pour une tournée. Raïkine qui jouissait d’une popularité immense en URSS était alors le directeur du Théâtre des miniatures de Leningrad. Pendant son séjour il eut l’occasion de voir un spectacle du Parnasse-2 et il invita dans sa compagnie tout d’abord Roman Karcev et ensuite Victor Iltchinko qui se produisaient souvent en duo. Même si pour des raisons familiales, Jvanetski fut le dernier à quitter Odessa, il continua à écrire des textes pour ses amis qui devenaient de plus en plus populaires. Au bout d’un certain temps Arkadi Raïkine inclut aussi dans son propre spectacle ses textes, mais sans indiquer le nom d’auteur. Néanmoins en 1964 il lui proposa le poste (d’ailleurs chichement payé) du directeur littéraire du Théâtre des miniatures. Dans ces textes on entendait des critiques assez acerbes du régime ce qui pouvait provoquer des interdictions de spectacles. Mais Raïkine pouvait se permettre une certaine insolence car plusieurs dignitaires du régime, avec à leur tête Léonide Brejnev, faisaient partie de ses admirateurs. On sentait quand même que le « dégel » avait amélioré l’atmosphère dans le pays ! Ainsi Jvanetski va écrire de nombreux textes pour le théâtre de Leningrad qui était alors immensément populaire, non seulement en Union Soviétique, mais aussi dans les pays de l’Europe de l’Est où une certaine libéralisation dans la vie publique était encore plus importante. Ce succès était logique car ce théâtre représentait une sorte d’exutoire, un moyen de se moquer de la réalité sombre et oppressante du pays.
Mais bien rapidement il se mit à ressentir une profonde insatisfaction : dans la salle les rires fusaient très fournis, les répliques les plus drôles étaient reprises par le public, il les entendait parfois en prenant le bus ou le métro et bien des spectateurs étaient même persuadés que Raïkine les écrivait lui-même. Cette frustration le poussa à sortir sur la scène pour lire ses textes personnellement, sans passer par des intermédiaires. Il adopta une présentation très simple qui forçait les spectateurs à se concentrer sur le texte. Il arrivait, très simplement vêtu, sortait une liasse des feuilles A4 d’une serviette en cuir élimé et se mettait à lire, en jetant de temps en temps, par-dessus ses lunettes, un regard vers le public. Les gens riaient aux éclats, rapidement conquis. Mais son directeur n’a pas apprécié cette « trahison » et Jvanetski perdit son poste de directeur littéraire. Roman Karcev et Victor Iltchinko l’ont suivi par solidarité et en 1969, les trois transfuges, revenus à Odessa, créèrent un nouveau théâtre de miniatures, devenu rapidement presque aussi populaire que celui de Leningrad. Jvanetski avait écrit plus de 300 textes pour ses amis « duettistes » qui partaient souvent en tournées triomphales tandis que lui continuait ses concerts en solo. Enfin dix ans plus tard ils se posèrent tous à Moscou, en créant un nouveau théâtre de miniatures. Il faut mentionner aussi que pendant toutes ses années on voyait Jvanetski et ses deux amis de plus en plus souvent à la télévision ce qui augmentait notablement leur popularité à travers tout le pays. Plus tard, après la dislocation de l’URSS, entre 2002 et 2019 sur la grande chaîne nationale Rossiya 1, il sera l’animateur principal de l’émission mensuelle « Sentinelle du pays » (Дежурный по стране).
Mais revenons dans les années 1970-1980, quand le régime se délitait tout doucement et quand, parallèlement les mouvements d’opposition, animés par des dissidents et des « refuzniks » donnaient de la voix malgré des répressions. Les éditions clandestines, le fameux « samizdat », devenaient de plus en plus nombreuses et variés. Et parallèlement apparut une culture orale, symbolisée par des poètes et des « bardes » interdits à la radio et la télévision d’Etat qui lisaient et chantaient devant leurs amis qui enregistraient ces concerts improvisés. Le phénomène était défini comme la « culture d’avant Gutenberg ». Alors les enregistrements d’Alexander Galitch, Youli Kim, Boulat Okoudjava, Youri Vizbor, Vladimir Vyssotski, Vadim Delaunay faits dans des appartements privés, circulaient, surtout sous le manteau dans des grandes villes et centres universitaires…. Dans le lot il y avait aussi des enregistrements de Jvanetski. C’était encore l’époque des gros magnétophones à bobines, plus tard viendront ceux avec des cassettes, bien plus maniables. Ainsi Jvanetski qui avait dans sa serviette élimée des textes trop critiques pour une lecture publique, les réservait aux personnes en qui il avait confiance. Ainsi, tel le dieu Janus, il avait deux faces, l’une publique qu’on pouvait voir à la télévision et une autre plus secrète, dévoilée devant des gens qui lui étaient proches. Quand Jvanetski constatait : « On ne peut pas vivre ainsi ! » les spectateurs désabusés comprenaient qu’il sous-entendait un mode de vie à la limite du supportable et d’acceptable, pourtant tout le monde s’en arrangeait. Lorsqu’il énonçait : nous disons une chose, pensons une autre et agissons encore différemment, lepublic se rendait compte de la pression idéologique constante qui faisait naître la schizophrénie générale à cause de la double vie que des Soviétiques étaient obligés de mener depuis des dizaines d’années. Il excellait dans sa manière de souligner ces petits détails, ces petits riens qui composaient la réalité sociale soviétique. Pour cette raison Jvanetski affectionnaient les oxymores, c’est-à-dire l’union de deux mots aux sens contraires et qui exprimaient bien le hiatus entre la vie publique et privée des Soviétiques.
Par une sorte d’ironie de l’Histoire, Jvanetski lui-même sera amené à vivre une sorte de double vie entre 1991 et 2014, lorsque l’Union Soviétique cessera d’exister, en permettant l’apparition de toute une kyrielle d’États indépendants y compris l’Ukraine. Ainsi Odessa, une ville russophone dans son ensemble, est devenue ukrainienne. Jvanetski avait droit aux deux passeports, l’un russe, l’autre ukrainien. Il était d’ailleurs choyé par les autorités des deux pays. En 1999 il a reçu le titre de l’artiste émérite d’Ukraine et en 2001, Vladimir Poutine lui a décerné le titre de l’artiste émérite de la Fédération de Russie. Le parallélisme était parfait !
Mais tout en habitant Moscou, il passait plusieurs mois de l’année à Odessa. Son attachement se concrétisa en 1990 par la création du Club mondial des Odessites[4] dont il assura la présidence jusqu’à sa mort. La devise du Club est : Odessites de tous les pays, unissez-vous ! La municipalité reconnut l’importance de son rôle en attribuant officiellement le nom de Jvanetski au boulevard des Arts. Effectivement, ce Club fait beaucoup de choses pour renforcer le rayonnement d’Odessa. Il organise des expositions, publie des mémoires et réussit à ériger le beau monument de Georges Frangoulian à la mémoire d’Isaac Babel qui se trouve à proximité de la maison où Babel, adolescent, habitait avec toute sa famille. Ce monument fut inauguré le 4 septembre 2011, en présence de la fille de l’écrivain Lydia, de son petit-fils André et de son arrière-petit-fils Nicolas. Évidemment Mikhaïl Jvanetski en sa qualité de Président du Club se tenait à côté de la famille de l’écrivain, fier d’avoir mené et réussi ce projet, ce qui n’était pas si évident ! Il rayonnait de joie. On pouvait aussi noter la présence de plusieurs personnalités officielles, tant ukrainiennes que russes, c’était peut-être le dernier grand événement fait dans la concorde entre les représentants de deux pays !
monument de la serviette de Jvanetski à Yalta
Cette dualité a été rompue en 2014 quand la Russie a annexé la Crimée et a favorisé la sécession de l’Est de l’Ukraine. Jvanetski s’est opposé publiquement à la politique du gouvernement russe et il s’est même retrouvé sur une « Liste blanche[5] » publiée par les autorités ukrainiennes qui regroupait des personnalités culturelles ayant soutenu le pays dans son conflit avec le gouvernement russe, tandis qu’à Moscou les officiels détournaient pudiquement les yeux pour ne pas provoquer les remarques cinglantes de Mikhaïl Jvanetski. Cette situation persista jusqu’à la mort de l’écrivain.
Sa popularité et l’amour du public ont réuni dans la peine les Russes et les Ukrainiens à l’annonce de sa mort. Les présidents de deux pays étaient pour une fois absolument d’accord :
Vladimir Poutine : « Mikhaïl Mikhaïlovitch était un homme exceptionnellement doué, très talentueux et charmant. C’était un vrai Maître. Ses récits, ses expressions justes et drôles, ses aphorismes sont devenus des symboles de toute notre époque ».
Vladimir Zelenski : « Quelle triste et amère journée ! Je fais partie des admirateurs les plus ardents de Mikhaïl Mikhaïlovitch. Sa satire est devenue pour moi une vraie sagesse. »
Probablement cette ressemblance affichée de deux chefs d’Etat, qui ne cachent pas par ailleurs leur hostilité mutuelle, ferait bien rire Mikhail Mikhaïlovitch Jvanetski !
Ada Shlaen (janvier 2021)
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[1] Roman Karcev, né le 20 mai 1939 sous le nom de Roman Katz à Odessa, mort le 2 octobre 2018 à Moscou. Sa biographie ressemble beaucoup à celle de Jvanetski, avec une évacuation en Sibérie pendant la guerre et la mort de ses proches à Odessa pendant l’occupation. Après ses études secondaires, il entame une carrière artistique en tant qu’amateur et rejoint le Parnasse-2 de Jvanetski. En 1961, il est le premier du trio à commencer une carrière professionnelle au sein du Théâtre des miniatures d’Arkadi Raïkine. À partir des années 1975, on le voit souvent aussi au cinéma. En 1987, lorsque Jvanetski créé le Théâtre des miniatures de Moscou, il s’y produit régulièrement avec Victor Iltchinko.
[2] Victor Iltchinko (1937-1992) est le seul du trio à ne pas être né à Odessa, mais à Borissoglebsk. En revanche il est le condisciple de Jvanetski et pendant quelques années ils travaillent ensemble dans le port d’Odessa.
[3] Arcadi Raïkine (1911-1987), bien que né à Riga, cet éminent acteur est lié surtout à Leningrad où il joue de longues années entre 1939 et 1982. En 1982, avec l’accord de Brejnev il transfère le Théâtre de miniatures à Moscou, et prend le nom de Satiricon. Ce théâtre est dirigé actuellement par son fils Constantin, il est connu comme le metteur en scène des pièces d’avant-garde.
[4] http://www.odessitclub.org/ (en russe)
Le Club a été créé pour favoriser les liens entre les Odessites de tout âge, indépendamment de leur lieu de résidence. D’autre part, selon les intentions de ses fondateurs il doit favoriser la sauvegarde de l’héritage historique et culturel de la ville. Une place importante est donnée aux jeunes qui devraient prolonger toutes ces traditions grâce aux rencontres régulières, baptisées soirée sous la « Lampe verte ». Grâce à l’action du Club plusieurs plaques commémoratives ont été posées dans la ville. Le Club édite le journal Les nouvelles universelles d’Odessa et un mensuel humoristique Fontan.
[5] Il y a aussi une « Liste noire » qui regroupe les personnalités favorables au Kremlin. Gérard Depardieu y figure en bonne place.