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Jacques-retour d’Odessa, 15 septembre 2017

 

 

Paris-Kiev-Odessa, 2-7 août 2017

 

          Ce fut un voyage particulièrement unique. Cette famille de 28 dans l'avion, à la douane. Ma cousine Nadine dont la mère est née à Odessa et morte à 30 ans à Sobibor, ne sera pas du voyage car son mari nécessite des transfusions mais elle nous regarde partir du terminal 2 D à Roissy. 

 

           Le Londonskaïa palace international, notre auberge 6 étoiles face à la mer à deux pas des escaliers. C’est Montmartre, il y a des hommes - statues peintes, des dresseurs de pigeon, des vendeurs de café express avec leur machine ambulante. Odessa, j’arrive, pas encore de sensation… TF1 qui nous suit, va me demander « ça vous fait quoi ? ». -À vrai dire rien. Ton père est né ici, ta mère aussi en Russie, mais est ce que je sens la vibration des ancêtres ? Mon corps n'a pas de souvenirs qui vibrent en moi. -non, rien. On réfléchit, c'est quoi l'identité ? Le sol, où sont nés tes parents ? La culture ? La mémoire olfactive ? Petit déjeuner de prince mais café tiède. Ketty a perdu son portable. Christophe "marathone" avec Gab et Eric le mari de Jeanne. Au bar la vodka n’est pas chère, on n'abuse pas. Déjà l'heure de marcher dans la ville avec Xenia une prof de français.

 

           Le Rappoporchestra est un accélérateur des liens d’une famille sans précédent. Parfois je me mets à rêver que les 190 chefs d’état du monde soient tous les membres du même orchestre symphonique, cela apaiserait de nombreuses tensions. Se retrouver à 28, une fête de six jours. On dit souvent que la famille c’est étouffant, je ne l’ai pas senti, plutôt le contraire. Parce que nous sommes tous différents. Il y a les écarts d’âge, les écarts de salaires, les différences de statut, des situations sociales diverses. Cela nous faisait du bien à tous d’être mélangés, winners et losers. Famille ? Tous différents et unis par ce fil invisible, nos morts en commun. Nous avons pris ensemble à Odessa 10 repas occupant la moitié des restaurants, ambiance sonore, histoires, parfois on se sentait à la maison, parfois pas, mais toujours de l’ambiance. En fait, on a beau descendre tous de cet Isaac Rappoport, mythique, ce n’est pas une raison suffisante pour bien se connaître, et puis c’est un lieu commun de dire que la relation à l’autre ou aux autres est une des sources d’émission d’endomorphines et de sérotonine, les molécules du plaisir. Parce que 28, c’est déjà une petite société en soi. 

 

           Toutes les lignées étaient représentées. Côté Raïssa/Valia, mes parents. Ketty, avec deux enfants sur trois : Julien, Olivia, et deux petits enfants, Valentin et Emma. On s’est tous réjouis de la présence de Valentin trop mal connu. Annie : représentée par son mari François, deux enfants, Jeanne et son compagnon Eric, et Isabelle, et trois petits enfants, Joseph, Lena, Léonard et bien sûr le mari d’Isabelle, Alain Reynaud. Alain Rappoport et Babeth : 3 enfants sur 4 Charles, Lou, Lila. Pas encore de 3ème génération. Jacques et Edith : leurs enfants, Dana, accompagnée de Gabriel son mari, Christophe et les 3 petits enfants, Vincent, Gaia, Kolia. Côté Samuel : ce bon vieux Franklin représentait à lui tout seul ses 5 frères et sœurs. Dans la lignée Samuel, on ne fait pas de musique, mais fait remarquer Alain Rappoport, il y a des médecins et des avocats. Côté Nadine, la cousine-sœur, sa maman Ketty qui meurt à Sobibor quand Nadine a huit ans, la présence de Manuela sa fille, symboliquement importante, ainsi que Joséphine, sa petite fille. 

 

           Historique express. 3 frères et sœurs, Sénia, Valia, Ketty accompagnés de leur mère Betty, originaires d’Odessa débarquent en 1923 en France, et ils engendrent à eux trois, en France onze enfants, qui eux -mêmes engendrent vingt-deux enfants. Transhumance, émigration. Quitter son pays d’enfance, ce n’est pas rien. Pourquoi ? Départ politique ? Économique ? Familial ? Nous oublions tous d’où nous venons. Alors on allait vérifier tout ça. Allions-nous sentir quelque chose ? Nous sentir dans notre pays d’origine ? Accointances avec la musique ? Accointances avec le pays ?

 

             Première surprise. On n’est plus en Russie, on est en Ukraine, et cela est très troublant. Tout est écrit en cyrillique, mais on ne sait jamais si les gens parlent russe ou ukrainien, et puis l’Ukraine est en guerre contre la Russie qui veut récupérer l’Est du pays, et donc l’Odessa mythique, la grande ville culturelle a disparu, Babel, Eisenstein, Oïstrakh, etc. Première déception, plus de traces de l’Odessa de notre imaginaire. Le tourisme, l’argent, grand centre de divertissement, restaurants en pagaille. La gestion de l’eau. Il fait 36°c alors j’en achète sans arrêt. C’est 20 grizni. Les Juifs ont été chassés, alors non, l’émotion de retrouver Odessa, et son atmosphère, c’était raté. De plus, les quelques ukrainiens que l’on croise sont fort peu sympathiques. L’âme russe, la célèbre doucha n’est pas au rendez vous. On attendait beaucoup du contact musical. Retrouver ses racines par la musique, c’était le but. On joue dans un centre hébraïque avec un groupe qui fait la première partie et qui a pris un train de nuit depuis Lviv, belle chanteuse belle voix, clarinette guitare piano, ils sont bien habités. A nous, belle entrée, sur un pas d’Isabelle, puis ça passe mais on n’arrive pas à la transe même minimale, nous sommes trop techniques, mécaniques, et puis pas faits pour la scène. On a prévu 20 personnes dans la salle de 200, il y en a 30, Ketty a démarché tous les clients de l’hôtel. On avait fait deux parades de rue, avec deux petits cercles d’intérêt. Un vieux clochard russe handicapé pleurait beaucoup. On fait un set de 40 mn, François traduit le principal. On n’a pas fait de troisième mi-temps, pas de temps de rencontre avec le public et les chanteurs ukrainiens avec qui nous avions joué. Pour moi donc, c’est personnel et subjectif. Dépression, déception. Surtout que je déteste le tourisme. Odessa sans caractère, contact musical inopérant. Reconstituer par les monuments et la mémoire ce qu’avait été Odessa, je n’ai pas réussi. Parfois, c’est la saveur des plats dans les restaurants qui nous réveillait. Et on a fait des repas fantastiques. L’anniversaire de Lou au Londonskaïa, organisé à l’arrache par Babeth et Alain Rappoport, le Shabbat, il y a eu tous ces repas à 28.

 

                Comment va se passer la visite de la maison de famille ? Les retrouvailles avec la Maison des Rappoport surplombant la mer noire restent un choc. On discute pour savoir si c’est la bonne maison, moi je sais que c’est la vraie maison. Ketty a des frissons donc si elle a des frissons, on dit que c’est là. La maison est énorme et habitée, un vieux locataire ne reconnaît pas la fontaine qui est sur le dessin. On part faire le tour pour demander qui connaît cette fontaine. On la retrouve sous des feuillages qui gagnent du terrain. On joue avec plaisir, on s’est habillés en blanc, la télé filme. On descend se baigner dans la mer noire, l’eau est très bonne. J’ai le souvenir de mon père qui disait : “nous avions un palais à colonnes à Odessa”, et c’était la seule grande maison à colonnes que nous avons trouvée à cette adresse, la rue du sanatorium. Oui les Rappoport étaient des princes à Odessa, j’en ai pris conscience. Ce qui est curieux, c’est que l’oncle Sénia avait le fantasme de retrouver ce palais en construisant sa demeure mégalomane de la rue Denfert-Rochereau, à Boulogne et mon père était toujours obsédé par la vue, il voulait un appartement avec vue, il avait choisi Meudon pour la vue. Car à Odessa, depuis sa chambre, il voyait la mer. Oui, c’était une famille très riche, et les trois diamants de Betty qu’elle emporte à Paris ne sont pas une légende. La rencontre avec la maison n’a pas été assez solennelle, on courait en tous sens, on n’a pas fait de vraie photo officielle. Et pourtant en jouant de la musique, même désordonnée, on a senti quelque chose. Les trois enfants Rappoport passaient leurs vacances dans cette maison, se baignaient dans la plage en contrebas. Qui était Isaac ? Aucun souvenir. Ingénieur des mines. Un coup de téléphone avant la guerre, puis plus rien. Mort quand ? Comment ? Rien. Si je me souviens bien, mon père avait une autre obsession, celle de la femme, plus riche que l’homme, il était très vulgaire sur le sujet et détestait ce qu’il appelait un « maquereau ». Son père avait-il épousé une femme très riche qui lui avait apporté sa fortune ? Betty Rabinovitch. Franklin tous les jours me montre sur la grande allée de l’hôtel une maison et me dit : c’est celle de la famille Rappoport. C’est sûr, les trois diamants légendaires qui ont servi à l’achat des appartements Rue Nungesser et Coli appartenaient à Betty. Donc notre famille aurait été ruinée par le régime communiste qui a réquisitionné la maison. Mon père disait toujours qu’elle leur avait été volée et remise aux syndicats, d’où sa haine constante des syndicats et des communistes. La maison des Rappoport : un grand moment, il faisait très chaud. La maison avait l’air squattée par un homme et semblait abandonnée. Mais elle était encore « classe » malgré sa vétusté.

 

          4ème jour : Izmaïl, berceau des Livchine, ma grand mère maternelle. Seul un petit groupe de 14, quitte Odessa à 4h30 du matin. On a roulé 4 h30, une route sans un virage mais défoncée par moment. On transite par la Moldavie, la Transnistrie où la mafia pro-Poutine s'active en vue d'une annexion, le chauffeur hurle : nielzia photo ! Pas de photo. Dana discute avec ma sœur : elle était comment Babouchka? Franklin, mon cousin de Zurich, raconte je ne sais pas quoi. Jeanne ma nièce hurle pour plus de clim. On s'arrête pour manger des crêpes sublimes au fromage blanc russe que je vénère avec de la crème fraîche. Le paysage est farouchement banal. Marchands de pêches au bord de la route. Il fait si chaud. La Roumanie est tout près. Donc ici, c'est le lieu de naissance de Génia Livchine, ma grand mère maternelle, et Grégoire, l’arrière-grand-père. Tiens, j’y pense, mon frère s’appelle Alain Grégoire. On demande, on cherche, on a une adresse Livchine, ça n’a pas l’air d’être là. On cherche le cimetière juif. Le cimetière juif est caché pour éviter des actes antisémites. Il y a un gardien, bel homme aux traits affirmés et son chien. Sur le mur du cimetière un grosse publicité, la porte est à peine visible. Ici on continue de poursuivre les juifs jusqu’à leur mort. Insupportable idée. On se cache même mort. Cette image du cimetière caché continue de me harceler. Même les morts on ne les laisse pas tranquilles. Je me dis : sait-on jamais ? Allais-je retrouver une trace Livchine ? Ici il ne reste plus de juifs ou quasiment : 84 000 habitants, 60 Juifs. On pousse la porte rouillée et apparaissent des tombes et des tombes. Je pars tout seul en repérage, je fais 35 mètres et je crie : c'est là, j'y suis ! Quel aimant invisible a dirigé mes pas ? Quelle boussole ? C'est écrit : Livchine. En cyrillique. Comment le croire ? En moins d’une minute, et la photo du Livchine ressemble à celle de mon Oncle Michel. Gaïa a son violon, moi mon tuba. On se met à jouer Terkish un morceau aux accents ottomans, car Izmaïl a été longtemps une forteresse turque imprenable. On laisse le silence nous envahir. Klaxon au loin, aboiement, c’est la réponse. Opération Izmaïl terminée pour moi. Trop bizarre de venir de si loin. Neuf heures de voiture pour deux minutes de bonheur. C'est cher le bonheur. Oleg le restaurateur nous emmène au Danube, nous offre des cadeaux, nous sommes quasiment les premiers touristes depuis 5 ans. On essaye de faire réparer la clim du bus Mercedes en vain. Il faudra étouffer, vive les épreuves. Retour nerveux. 

 

          Le soir on fait un Shabbat complètement fou tant nous sommes définitivement tous athées, hormis le neveu Eric qui dirige la cérémonie de bénédiction de la brioche. Table remplie de zakouskis et nous enchaînons toast sur toast. Émotion, rires. Fête sidérante et pourtant on a laissé les instruments à l’hôtel. Kolia fait la gueule, parce qu’on l’a contraint à mettre une kippa, il n’a pas aimé. Moi je suis content, j’ai vécu ce que je voulais vivre. Devant l’Opéra, des petites gitanes tels des vols d’étourneau se ruent sur les touristes pour les dépouiller. Gabriel se fait voler ses papiers, il ne voulait pas leur donner d’argent. Rama une amie de Jeanne se fait mettre la main dans son sac, mais Andrei le vigilant a tout vu, les course, une vieille dame est renversée, une des gosses perd ses chaussures, trophée. Ah, enfin un petit incident !

 

        Le dernier jour, départ. la fille d’Alain, Lou ne trouve plus son passeport, elle a 18 ans mais insouciante. Bloquée à Kiev avec son papa pour que l'ambassade lui délivre un sauf conduit départ de l’hôtel en catastrophe. Isabelle oublie un de ses sacs avec argent etc, il faut revenir en arrière, j’ai fait une immersion dans les quartiers populaires, pris un bus surchauffé, il fait 36 °C, il faut que j’y sois à 13 H pour le départ, je fonce, j’en suis à mon 8ème km je prends vite une douche tandis que la femme de chambre s’apprête à nettoyer. Stress. Édith a déjà emmené les bagages, je perds mon porte-monnaie, pas de gravité, que des griznié, cadeau à la femme de chambre sauf que je suis terrorisé par les pertes continuelles. Manuela a perdu son sac elle aussi, il était dans un filet de bus. À l’aéroport dans la queue, c’est l’horreur, la chaleur, et debout pendant une heure, je dois boire, boire, boire. Au contrôle, on me trouve un couteau suisse miniature caché dans un recoin. Poubelle de la sécurité. La vodka est à 5 € le litre au marché franc de l’aéroport de Kiev, j’en prends deux litres ainsi que des œufs de saumon. Édith a emmené de Malakoff par erreur un énorme rouleau de sopalin, on l’a laissé à l’Hôtel.

 

          Conclusion personnelle :

Les enfants nés sous X veulent connaître leurs parents, ceux qui n’ont pas connu leurs parents se sentent mal. Pour se construire, on a besoin de cette base, les parents. Or bizarrerie, tant qu’ils sont en vie, leur passé ne nous intéresse pas du tout, on n’a pas envie de trop savoir comme si l’on pensait que pour être bien français, il fallait oublier nos origines. Pourquoi n’ai-je jamais interrogé mon père sur ses parents, sa vie à Odessa, puis à Moscou, et ce départ, et sa nounou ? Et même ma grand-mère, Livchine-Kobilinsky, je n’ai jamais été très curieux de savoir, et quand ma mère me parlait de toute sa famille de suicidés, cela me répugnait d’écouter. On a quelques bribes, mais pas le secret de cette maison. On a quelques photos un peu mythiques, je crois avoir vu la maison d’Odessa dans un album. Alors nous avons pris mille photos, sans réfléchir, et quand je les regarde, je me dis qu’aucune ne raconte ce voyage. Et si j’en gardais une seule, ce serait le mur du cimetière caché, c’est ce qui m’a le plus marqué. Je n’ai pas souvent croisé l’antisémitisme dans ma vie, et dans ce pays je l’ai senti.

Jacques Rappoport

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