Odessa : cité de rêve ou cité rêvée ?
On dit qu’Odessa ne laisse personne indifférent. Ce virus ne m’a pas épargnée. En effet, cet intérêt prégnant pour la ville ne s’est jamais éteint durant toutes mes années de recherche.
Est-ce dû au fait que ce lieu symbolise un « miracle social », une expérience insolite au sein même d’un Empire russe très contraignant ?
Une chose est certaine : Odessa est élevée au rang de mythe depuis quasiment sa naissance. Les plus anciens témoignages littéraires d’auteurs reconnus ou non sur la cité sont invariablement dithyrambiques. Odessa est même devenue une ville symbolique de l’imaginaire juif. Les lieux ont su imprégner et hantent encore l’esprit de nombreux descendants originaires de cette communauté.
Pourquoi une telle destinée, pourquoi un tel attachement ?
L’ambitieuse Catherine II avait-elle envisagé un tel succès ? Notons qu’elle créée durant son règne pas moins de 140 villes.
Alors Odessa – cité de rêve, cité rêvée ou espace de vie original lové dans un entrelacs de mythes et de réalités ?
Au commencement d’Odessa est le « Verbe » de Catherine II qui ne devient pas chair mais pierres avec des édifices somptueux entourés de jardins luxuriants arrachés au désert. En effet, l’impératrice qui règne sur la Russie depuis 1762 ordonne trente deux ans plus tard la construction sur les bords de la mer Noire d’un débarcadère militaire comportant un quai marchand.
Khadjibeï, le site dont il est question, est quasiment désertique. Un pacha règne en maître sur un fortin insignifiant entouré de steppes duquel on aperçoit quelques maisons juives en contrebas. Ce lieu, à première vue sans intérêt, n’en est pas moins convoité par les Russes autant que par les Turcs car le littoral est un enjeu politique important. La Russie lutte depuis le XVIIe siècle pour obtenir cet accès.
L’impératrice réalise une avancée décisive sur ce littoral en gagnant plusieurs guerres contre les Ottomans. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’histoire de la future Odessa. En effet, le 14 septembre 1789, un détachement d’avant-garde, commandé par le général de Ribas, amiral sujet de l’Empire russe, prend d’assaut la forteresse de Khadjibeï. La prise des lieux sera confirmée par le traité de paix. L’accès de la mer Noire étant enfin obtenu, le gouvernement envisage alors d’y établir un port militaire et marchand de grande envergure qui servira de débouché vers les Détroits et ouvrira de nouvelles routes commerciales vers la Méditerranée.
Odessa, créée ex nihilo, doit surpasser Saint-Pétersbourg fondée par Pierre le Grand en 1703. Telle est la volonté de Catherine II. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle déploie pour ce faire des moyens humains et financiers gigantesques. La ville portuaire va rapidement s’affirmer comme une métropole européenne cosmopolite et multiculturelle florissante.
La cité surgit donc comme par magie des eaux abyssales de la mer Noire. Pour renforcer le caractère fabuleux de sa fondation, l’impératrice décide de l’appeler « Odessa », aux consonances très peu slaves. A ce propos, les légendes vont bon train. Une version nous dit qu’en femme très cultivée, l’impératrice aurait ordonné de baptiser ce lieu du nom très symbolique du célèbre héros de la mythologie grecque, Ulysse, en grec Odusseus, qu’elle féminise. Le choix de ce nom semble avoir eu une influence directe sur le caractère et le destin des lieux. En effet, ville nouvelle sans patine, Odessa se bâtira tout au long de sa croissance sur des mythes et des chimères.
Comment définir en quelques mots l’ « exception odessite », une cité mythique peuplée d’une importante communauté juive considérée au XIXe siècle comme la plus moderne de Russie ?
De nombreuses fées se penchent sur le berceau d’Odessa : une ouverture sur la mer, un climat agréable pour la Russie, une politique libérale menée pendant près d’un siècle par des gouverneurs aux esprits novateurs et férus d’art, une tolérance religieuse, une population cosmopolite nourrie par des immigrants venus des quatre coins de l’Europe, des activités portuaires, des opportunités commerciales et une conjonction de talents aux savoir-faire variés. Catherine II et ses proches collaborateurs savent aussi se faire très généreux pour encourager les bonnes volontés à s’engager sur ce chantier pharaonique certes mais prometteur surtout : parcelles de terre gratuites, crédits à long terme accordés aux nouveaux arrivants.
Odessa est dès l’origine une zone franche qui attire des gens de toutes origines. Fenêtre ouverte vers le bassin méditerranéen, Odessa s’enrichit par le commerce et en particulier celui des céréales en provenance de l’arrière-pays constitué des riches terres noires d’Ukraine.
L’Europe méridionale est convoquée pour poser les premières pierres de la ville. Les habitants en provenance d’Italie lui offrent le style de leurs constructions et la musicalité de leur parler. A ce propos, le grand poète russe Alexandre Pouchkine qui fait entrer Odessa dans le mythe littéraire avec son roman en vers Eugène Onéguine écrit : « On entend sonner dans les rues la belle langue d’Italie ». Sur le plan architectural, l’Italien Frantz Boffo est le bâtisseur des premiers édifices comme la Bourse de commerce ou le palais du gouverneur.
Puis, les muses françaises inspirent la cité avec le duc de Richelieu qui administre ses affaires publiques entre 1803 et 1814. Le « diouk » est unanimement reconnu comme le principal artisan de la ville : il développe le port, établit un plan d’urbanisme confié à des architectes français. Odessa est construite à l’heure des grandes utopies urbaines des Lumières où chaque espace est soumis à un examen approfondi. Les rues du cœur de la cité sont tracées en damier.
Plus globalement, par le biais du duc, la France importe son savoir-faire : mode vestimentaire, cafés élégants, cuisine et vins raffinés… Il s’occupe très sérieusement aussi de culture et d’instruction. On lui doit l’ouverture de nombreuses écoles et l’Opéra, l’institution culturelle la plus fédératrice des lieux.
Les Juifs des Empires russe et austro-hongrois vont participer activement à la construction de cette ville de rêve, plus encore ils vont la marquer de leur identité. Fait remarquable puisqu’à cette période précisément, un grand nombre de leurs coreligionnaires confinés dans la Zone de résidence sont persécutés.
Personne n’aurait osé imaginer qu’Odessa, ville nouvelle, devienne juive et abrite la communauté la plus moderne de Russie. Et pourtant environ 44% de la population odessite est juive en 1920 à la veille de la prise de la ville par l’Armée rouge. En outre, aux dires des Juifs que l’on rencontre aujourd’hui à Odessa, celle-ci ne se serait pas reniée, elle serait toujours une ville juive bien que les 15 à 20 000 résidents juifs actuels ne représentent plus que quelques pourcents d’une cité de plus d’un million d’habitants.
Vu le contexte politique du moment, comment expliquer l’intégration réussie des Juifs d’Odessa avec, pour certains d’entre eux, l’accomplissement de destins exceptionnels ?
En outre, les « futurs » Juifs odessites entrent sur le chantier d’une ville fraîchement sortie de terre de façon plutôt discrète.
Il m’a été difficile d’établir une typologie de ces réfugiés. C’est un corpus de textes assez large composé de carnets de voyageurs, de journaux intimes, de lettres, de Mémoires, de recueils de poésie, de romans, de travaux d’historiens datés du début du XIXe siècle et signés d’auteurs non juifs pour la plupart qui m’ont aidée à dessiner les premiers profils.
Je vous livre certaines questions que je me suis posée :
A quelle période les Juifs s’installent à Odessa ? D’où viennent-ils, du Bosphore, de la Turquie – patrie de Khadjibeï –, de Pologne ? Quelles sont leurs occupations ? Qu’espèrent-ils en rejoignant cette contrée dont les charmes n’ont encore que la couleur de l’espoir ?
Catherine II annexe durant son « mandat » de grands espaces de la Pologne. Ce rattachement a pour résultat, entre autres, d’adjoindre à la Russie des millions de nouveaux sujets dont environ un million de Juifs, la population juive la plus concentrée du monde. Avant ce changement, il n’y a pas de Juifs en Russie ou très peu car les prédécesseurs de l’impératrice se chargent systématiquement de les chasser.
La politique juive de Catherine II oscille entre assimilation et ségrégation. Elle finit par créer en 1791 une Zone de résidence pour confiner les Juifs nouvellement rattachés à son Empire. Celle-ci consiste en une large bande qui s’étend de la mer Baltique jusqu’à la mer Noire. L’impératrice ne s’arrête pas en si bon chemin et ajoute à cette initiative une liste importante de contraintes. Les Juifs sont frappés des interdictions de posséder des terres, de vivre dans les grandes villes (une autorisation est accordée aux Juifs considérés comme économiquement « utiles », à savoir les banquiers, les marchands de bois, les propriétaires d’usine…). Ils sont frappés aussi d’un impôt double de celui des chrétiens orthodoxes. Catherine espère ainsi pousser les Juifs à s’établir sur les territoires récemment conquis, inhospitaliers car désertiques. L’impératrice n’hésite pas non plus à « faire chanter » des hommes d’affaires juifs pour arriver à ses fins : ils doivent motiver les « troupes de coreligionnaires moins nantis » à s’exiler aux confins de l’Empire s’ils veulent obtenir diverses autorisations.
Je l’ai déjà mentionné, la Nouvelle Russie– terre natale d’Odessa – offre des avantages. Bien que située dans la Zone de Résidence, elle est la seule région à bénéficier d’un régime de faveur car elle doit être repeuplée. C’est en fait une manœuvre politique très habile de Catherine la Grande dont le projet odessite va tirer profit. Des Juifs, souvent jeunes, célibataires, plutôt robustes et avides de liberté saisissent l’opportunité de quitter leur communauté écrasée par des traditions ancestrales et rejoignent d’autres coreligionnaires tout aussi résolus sur ce chantier de la « modernité » qui fait grandement parler de lui dans l’Empire. C’est ainsi que se forme un réservoir de main-d’œuvre venue de Podolie, de Volhynie, de Lituanie, de Biélorussie employé à faire entrer la civilisation dans cet immense territoire informe et vierge de tout.
On notera malgré tout la présence de Juifs sur les lieux avant même qu’Odessa ne sorte de terre. C’est une épitaphe datée de 1770 – la plus ancienne mais surtout la plus lisible du cimetière – qui nous révèle l’établissement d’une ancienne communauté. Le corps inhumé dans ce tout premier cimetière juif est celui d’une femme pieuse, Dvosia, fille de Rabbi Abraham.
Des travaux de recherche d’historiens locaux basés sur des témoignages révèlent aussi l’existence d’une maison de prières non loin de ce cimetière. Il est donc fort probable que les germes de la future société juive odessite se soient implantés précisément à cet endroit.
Khadjibeï, lorsqu’elle est conquise en septembre 1789, n’est qu’une bourgade tatare peuplée par une population multi-ethnique dont la pêche et le commerce sont les principales activités. Seuls six Juifs originaires de Crimée probablement, vivent parmi eux. En fait, les premiers migrants juifs rejoignent cette destination vers les années 1791-1792 lorsque la prise du village et de sa forteresse est confirmée par le traité de Yassy signé le 9 janvier 1792. La création d’un cimetière juif cette même année va dans le sens de cette hypothèse. Trois ans plus tard, la ville embryonnaire a déjà sa synagogue qui se trouve à l’angle des actuelles rue des Juifs et rue de Richelieu.
Au tout début du XIXe siècle, toutes les institutions religieuses, caritatives et culturelles sont en place pour garantir le « bien-être » matériel et spirituel d’une communauté juive de 310 habitants.
En un siècle, la population juive d’Odessa représente environ 35 % de la population totale. Une courte histoire drôle met en relief cette croissance vertigineuse :
« Un jour, un visiteur interroge un Odessite :
Combien y a-t-il d’habitants à Odessa ?
Trois cent mille.
Et combien de Juifs ?
Je viens de te le dire : trois cents mille. »
Cette augmentation est le résultat d’une immigration importante d’artisans et de commerçants en tous genres en provenance des shtetlekh surpeuplés de Russie. Tous ces migrants ont pour point commun de fuir l’indigence quotidienne, les persécutions et les lois discriminatoires qui sévissent dans la Zone de résidence. Il est évident que l’esprit de tolérance des différents gouverneurs aux commandes d’Odessa favorise grandement cet afflux.
Le laconisme des documents sur la population juive des vingt-cinq premières années d’existence de la ville renforce l’idée que les « Contes et légendes » des Juifs d’Odessa ne commencent réellement qu’à partir des années 1820 avec l’arrivée des Juifs de Galicie. Ce sont eux, en réalité, qui font d’Odessa une ville juive. Devinant le potentiel commercial des lieux, de nombreux marchands transfèrent leurs affaires liées le plus souvent au négoce du blé et vont jusqu’à adopter la citoyenneté russe. En outre, les Juifs de Brody, très émancipés et reconnus comme des acteurs efficaces de la promotion des Lumières juives vont aider leurs coreligionnaires odessites à se « moderniser » en leur conseillant d’abandonner caftan et couvre-chef, de se raser la barbe, mais aussi de « repenser » leurs institutions communautaires et la liturgie. Les jeunes juifs vont se laisser séduire mais surtout prendre conscience que le moment est venu d’agir sur leur destin.
La mémoire de ce « vent rénovateur » venu de Galicie s’est infiltrée jusque dans les pierres de la ville car on doit aux Juifs de Brody l’édification en 1840 de la plus grande et la plus emblématique synagogue de la cité qui porte d’ailleurs le nom de synagogue Brodsky. Saisissante d’originalité et de beauté, elle s’impose dans le paysage odessite. Il faut savoir qu’en règle générale, l’hostilité du milieu ambiant exige que la hauteur de la synagogue soit toujours inférieure à celle du clocher de l’église locale.
La synagogue Brodsky se démarque des lieux de culte juifs classiques plus encore par la réputation musicale de ses cantors. On se rend aux offices moins par dévotion religieuse que pour satisfaire des goûts musicaux.
Odessa devient rapidement (1840) un des foyers de diffusion majeurs de la Haskala, des Lumières juives. La communauté juive odessite elle-même très intégrée couvre l’échelle sociale dans sa totalité depuis les journaliers du port jusqu’aux notables de la fortune ou de l’esprit.
Au quotidien, qu’est-ce que cela signifie ?
Tout d’abord, il faut savoir qu’« Impossible n’est pas odessite ». Les faits confirment cette expression car la destinée des premiers migrants juifs a parfois des allures de conte de fées dans cette ville reculée de l’Empire.
Les petits mains employées au tri, à la sélection et à la pesée du blé peuvent devenir d’importants négociants sur le marché des céréales et pourquoi pas à l’image des Ephrussi, de grands banquiers. La toute première banque de la ville est fondée en 1802 par un négociant français et un banquier italien. A partir des années 1850, les banques détenues par les familles Ashkenazi, Brodsky, Ephrussi, Rafalovitch et Khais s’affirment comme des références dans l’Empire tsariste et à l’étranger.
Les Ashkenazi commencent leur carrière dans le commerce des produits céréaliers et se reconvertissent, plus tard, dans les activités bancaires. En 1900, ils sont en affaires avec les plus grands banquiers du monde entier : Guinzburg, Warburg et Edouard Rothschild. Ce succès se concrétise par un somptueux palais que l’on peut apercevoir du côté de la rue de Richelieu qui porte l’enseigne « Banque Ashkenazi ». Les Ephrussi résident, quant à eux, sur le très renommé boulevard Primorsky, à deux pas de la banque familiale.
Au tournant des XIXe et XXe siècles, la musique occupe à Odessa une place majeure, symbolisée par son Opéra. Les Odessites sont fanatiques de musique sans aucune discrimination : orgues de barbaries, orchestres sous les kiosques des parcs de la ville font résonner leurs mélodies à toute heure du jour et de la nuit. Et les Juifs d’Odessa n’hésitent pas à transformer les synagogues en salle de concert. On vient y écouter les chantres réputés pour leur virtuosité vocale.
La longue liste de noms d’artistes est suffisamment éloquente : Misha Elman, Nathan Milstein, David et Igor Oïstrach… Naît ainsi à Odessa le mythe contemporain du virtuose violoniste au « son juif » inimitable. Plus tard, on retrouvera ce goût pour la musique et l’art du spectacle chez des descendants de familles juives odessites comme Joe Dassin et ses fils, Michel Polnareff, Serge Gainsbourg, Barbara ou encore Bob Dylan.
Face à la musique, les Lettres représentées par un vivier d’écrivains et d’intellectuels juifs, ne font pas figure de parent pauvre. La ville est dès les années 1860 un haut lieu de la culture juive, le principal centre de la littérature juive en Russie où naissent d’ailleurs les premiers mots de l’hébreu moderne qui est un calque partiel de l’hébreu biblique classique enrichi de néologismes.
Dès sa genèse, de nombreux hommes et femmes de lettres vont passer par la ville méridionale et pour certains y séjourner plus ou moins longtemps : Alexandre Pouchkine, Maxime Gorki, Ivan Bounine… A l’image de ces trois grands auteurs, bien d’autres, tombés sous le charme de la cité, participent à l’édification d’un vaste corpus nourri de louanges sur l’originalité et la beauté de son paysage, sa convivialité et son mode de vie raffiné et insouciant.
La scène littéraire odessite ne se compose pas uniquement d’écrivains « étrangers » à la ville en recherche d’inspirations exotiques même s’il faut attendre le premier quart du XXe siècle pour qu’elle fabrique son propre « cru ». La dernière décennie du XIXe siècle verra la naissance d’une kyrielle d’écrivains, juifs pour la plupart, dont les noms vont s’inscrire durablement dans l’histoire des lettres russes : une génération qui grandit sous le signe des révolutions, celle de 1905, mais aussi et surtout celles de février et d’octobre 1917 comme Isaac Babel, l’homme-mémoire d’Odessa. On lui doit le célèbre gangster Bénia Krik des Contes d’Odessa, héros et seigneur au grand cœur des bas-fonds juifs du quartier odessite de la Moldavanka .
C’est cette parole littéraire polymorphe qui aide Odessa à s’affirmer de plus en plus comme un grand foyer du judaïsme séculier. La littérature permet la diffusion et le rayonnement des idées progressistes et libérales prônées par les Lumières juives sur l’ensemble des communautés juives de l’Empire. Les auteurs juifs écrivent dans des journaux d’une presse qui compte plus de 500 titres et dont les colonnes sont rédigées en plusieurs langues, y compris en yiddish et en hébreu. Il est important de noter qu’à cette période, la presse juive est interdite partout ailleurs dans l’Empire.
Un autre signe significatif et tangible de la vitalité de la vie intellectuelle de la cité est sans aucun doute la large propension aux regroupements : salons littéraires, confréries, coteries deviennent des lieux de travail, de rencontre et d’échanges conviviaux. Selon l’écrivain israélien Amos Oz dont la grand-mère odessite organisait des soirées littéraires dans son appartement : « On y parlait de la renaissance – et de ses limites – de la langue et de la littérature hébraïques, du rapport entre l’héritage culturel juif et celui des nations, des nouvelles implantations de Judée et de Galilée, des épreuves passées des Juifs de Kherson ou de Kharkov, de Maupassant, des grandes puissances, du Sozialismus, du féminisme et de la question agraire ».
A partir de 1881, date à laquelle le tsar Alexandre II est assassiné par des anarchistes, Odessa ne vit plus au rythme de la bienveillance. Les Juifs sont jugés, à tort, responsables du meurtre mais l’accusation même infondée, entraîne une série de pogromes sanglants. L’antagonisme juif atteint son point culminant lors du pogrome de 1905 dont Odessa est le théâtre.
Une scène de cet épisode tragique a été immortalisée par Sergueï Eisenstein dans son film Le Cuirassé Potemkine. C’est celle du landau dévalant l’escalier. Les Juifs comprennent à partir de cette période que même s’ils répondent aux ordres d’émancipation voire d’assimilation des gouvernements successifs, ils demeurent les boucs émissaires privilégiés quand il s’agit de trouver des responsables à une politique désastreuse. Or la Russie ne cesse d’être confrontée à des problèmes économiques majeurs en cette fin de siècle puis en 1904 précisément en raison de la guerre entre la Russie et le Japon. Les comités et associations en tous genres se transforment alors en laboratoires d’idées principalement préoccupés du sort toujours plus dramatique des Juifs de l’Empire et de la réponse à donner aux violences récurrentes dont ils sont les victimes depuis les années 1880.
C’est en fait à Odessa que les premiers mots de la parole sioniste commencent à être épelés par des intellectuels comme Léon Pinsker qui publie une brochure intitulée Auto-émancipationoù pour la première fois apparaît la notion d’une entité territoriale juive autonome. Les activistes de ce courant proto-sioniste sont incarnés par l’érudit Joseph Klausner, le grand-oncle de l’écrivain israélien Amos Oz mais aussi par Vladimir Jabotinsky qui après avoir participé à la création de groupes d’auto-défense à Odessa crée le mouvement des « sionistes révisionnistes ».
Bon nombre de Juifs odessites repartent sur les chemins de l’exil à la recherche d’un nouveau port d’attache pour échapper aux nouvelles persécutions : onze villes d’Amérique du Nord vont être baptisées Odessa par des exilés nostalgiques. Ajoutons que la position d’Odessa à l’extrême sud de l’Empire tsariste en fait rapidement un passage privilégié pour rejoindre la Palestine et son port est surnommé « La porte de Sion ».
De nombreuses pages de littérature écrites par des auteurs juifs odessites comme une liste impressionnante de chansons sur le thème d’Odessa témoignent de l’attachement viscéral des Juifs pour leur ville. J’en ai répertorié une centaine : toutes louent leur « Odessa mama ».
Le XXe siècle, pris entre guerres et révolutions, va, quant à lui, sonner le glas de l’âge d’or des Juifs d’Odessa qui décident de rester. A partir de l’instauration du pouvoir soviétique (années 1920), Odessa est durablement renvoyée dans le monde monochrome de la parole muselée même si révolutions et guerre civile ont provoqué temporairement une émulation au sein de sa vie artistique avec l’art de propagande.
Staline, successeur de Lénine en 1924, en proie à un délire de paranoïa, va surtout s’appliquer à exterminer toutes les paroles contestataires de son peuple. Le mythe odessite entouré de ses écrivains juifs pour la plupart, part en exil en attendant des jours meilleurs et le parler d’Odessa – un « patois » construit à partir d’un mélange de russe, d’ukrainien et de yiddish – s’éteint et ne résonne plus aujourd’hui que dans les films qui évoquent ce monde disparu.
La ville se laisse donc emporter par une Première Guerre mondiale, deux révolutions, une guerre civile (la ville est occupée 13 fois avant de devenir soviétique), la grande famine artificielle des années 1932-1933 et les grandes purges de 1936 à 1939 orchestrées par Staline. Odessa perd la moitié de sa population entre1917 et 1923 et finit au bord de la faillite économique.
L’Union soviétique vit quelques brèves années d’accalmie avant d’être envahie par les troupes allemandes le 22 juin 1941. En effet, Adolf Hitler rompt le pacte germano-soviétique conclu le 23 août 1939 et lance le « Plan Barbarossa » avec l’intention d’anéantir le « judéo-bolchevisme », d’étendre le territoire de l’Allemagne à l’Est et de résoudre la « question juive ». Cette attaque va avoir des conséquences tragiques sur le destin des Juifs d’Odessa.
Le 16 octobre 1941 au soir, Odessa dont l’Armée rouge s’est retirée quelques jours auparavant, tombe finalement aux mains de la 4earmée roumaine assistée par des unités allemandes. La population locale astreinte à se faire recenser est inondée d’un torrent d’interdictions et de privations en tous genres. Un climat de terreur et de violence est instauré. Les Juifs se voient immédiatement infliger un « traitement » particulier et sont conduits directement des bureaux d’enregistrement à la potence ou aux fosses, d’autres sont emprisonnés. Huit mille d’entre eux sont abattus le premier jour par des hommes de l’Einsatzgruppe D (unité mobile) et un commando roumain. Odessa ne connaît l’occupation allemande que durant quelques semaines. En effet, la division territoriale mise en place par les Allemands confie la ville à la Roumanie, son alliée. Hitler lui fait « cadeau » d’un vaste territoire qui s’étend entre les deux fleuves, le Dniestr et le Boug, comprenant le port odessite, pour la récompenser de sa participation aux combats contre l’Union soviétique. Cette région va prendre le nom de Transnistrie. Odessa vit donc les deux années et demie de guerre principalement sous la parole autoritaire roumaine.
Odessa vit l’enfer avec les camps de la mort et plus encore.
Le 23 octobre 1941, au moins 5 000 personnes sont abattues au hasard ou pendues dans les rues d’Odessa sur des potences de fortune – parfois aux lampadaires publics par grappes de quatre ou cinq. La parole d’un témoin nous dit que « Les 23 et 24 octobre, où que l’on portât son regard, il y avait des pendus partout. Il y en avait des milliers. Par terre, à leurs pieds, gisaient des corps mutilés, meurtris et criblés de balles. Notre ville offrait un spectacle effrayant : elle était devenue la ville des pendus. ».
L’œuvre d’extermination totale des Juifs déportés d’Odessa et des régions du sud de la Transnistrie s’achève en décembre 1942. Le 10 avril de la même année, les Juifs odessites ne sont plus que 703 – détenus dans le ghetto ou dans la prison – sur lesquels pèse la menace quotidienne d’une déportation. D’après une statistique établie le 22 mars 1943 par la Centrale des Juifs de Roumanie, 60 Juifs sont encore présents dans la ville à cette date. Le United States Holocaust Memorial Museumde Washington apporte ses propres conclusions : « les forces roumaines et allemandes ont assassiné 100 000 Juifs à Odessa durant l’occupation de la ville. » Seules quelques dizaines sont restées en vie. Ce sont elles qui ont révélé les détails de ce massacre.
Seules quelques plaques commémoratives rappellent ces événements. Un mémorial – La route vers la mort – est également érigé durant l’ère soviétique, au centre de la ville, à l’endroit où les Juifs furent rassemblés pour être déportés.
Les Juifs d’Odessa ont été assassinés une deuxième fois car la Roumanie n’a reconnu officiellement sa responsabilité dans la Shoah qu’en novembre 2004, soixante ans plus tard. En effet, l’Etat roumain a longtemps nié sa participation à l’extermination des Juifs et des Tsiganes jusqu’à la publication du rapport d’une commission d’historiens chargée d’étudier la Shoah en Roumanie et dirigée par le prix Nobel de la paix Elie Wiesel.
Aujourd’hui, Odessa revient régulièrement sous les feux de la rampe de l’actualité du fait de la guerre en Ukraine qui nourrit de nombreux reportages et des essais scientifiques. Mais pas uniquement. Le caractère « débridé » de celle que l’on surnomme le « Saint-Tropez de la mer Noire », avec son tourisme sexuel et matrimonial, ses femmes soit disant les plus sexy du monde, ses plages de rêve, ses hôtels de luxe et ses fêtes endiablées alimentent également la chronique. « Odessa la Juive » demeure discrète.
Lorsque je me suis rendue sur place en mai 2011, j’ai dû faire le constat que la mémoire juive de la ville existait surtout en dehors de ses frontières malgré certaines traces indélébiles. Beaucoup de familles sont parties à la fin des années 1970 et aussi pendant les années 1980 et 1990. L’émigration s’est divisée entre les Etats-Unis, le Canada, l’Australie et Israël, plus récemment vers l’Allemagne. Résistent encore à Odessa des témoins de cette grandeur passée vivant au quotidien un exil temporel, entourés dans leur antre de vieilleries rassurantes. Car ces acteurs d’un autre temps que Michale Boganim a filmés demeurent comme indifférents au présent.
Pourquoi une telle rupture entre l’Odessa mythique et celle d’aujourd’hui ? Le contraste est frappant : le présent n’a pas grand-chose à voir avec le passé de la ville. La machine de la mondialisation a nivelé les particularismes. Viennent s’inviter en outre des tensions communautaires entre Russes et ukrainiens. Plus on insiste sur l’ukrainisation de la ville par l’interdiction entre autres, d’utiliser le russe sur les enseignes donnant sur la rue, plus la majorité russophone s’attache au passé impérial. Pro-russes, sans vouloir pour autant se rapprocher de la Russie et anti-ukrainiens, les habitants défendent le caractère pluriel d’une ville aux mille paradoxes.
L’avenir d’Odessa, espace fragile et potentiellement conflictuel semble incertain en raison du conflit russo-ukrainien et, notamment de l’épisode tragique survenu le 2 mai 2015 dans la Maison des syndicats où de nombreux militants pro-russes périssent dans un incendie au cours de heurts violents avec les partisans de l’Etat ukrainien. Quant à la communauté juive de la ville, dont on dit qu’elle renaît avec vigueur, elle aussi cherche sa voie entre la timidité d’un modeste musée juif qui évoque l’Odessa d’antan et l’insolence d’un centre communautaire flambant neuf – Beit grand - qui était davantage préoccupé en 2011 de proposer des activités de yoga ou d’électrodance à ses membres. Mais ne soyons pas trop pessimistes, un tel Centre peut également ouvrir des horizons pour un développement de la culture juive. D’ailleurs, l’orchestre familial Rappoporchestra, des Amis d’Odessa – dont les instrumentistes sont Français et originaires des lieux – s’est produit en août 2017 dans la grande salle d’auditorium de ce centre culturel juif.
J’ai organisé un voyage à Odessa en septembre 2017. J’ai pu une nouvelle fois prendre le pouls de la ville et de sa communauté juive. Cinq années plus tard, je réviserais mon propos en disant que je suis moins pessimiste sur l’avenir d’Odessa la Juive. Le journal israélien Haaretz titrait en août dernier « Odessa la Juive vit sa renaissance ». Les bons vieux mots yiddish résonnent à nouveaux, Gefilte Fish et autres mets au goût ashkénaze se savourent dans les restaurants casher de la ville. Les kiosques à falafels et à houmous sont d’autres points de rencontre.
Concernant la vie politique ukrainienne, des Juifs odessites comme Borislav Bereza qui est député ou Pavel Vugelman, le vice-maire de la ville, y sont bien intégrés.
Concernant la religion, deux synagogues se partagent actuellement le monde juif : la Grande synagogue au carrefour de la rue Juive et de la rue Richelieu et la seconde située à quelques pas de là rénovée en 1996 et gérée par le mouvement Habad Shomrey Shabos
La contribution du Rabin Avroom Wolf mérite d’être soulignée. Il représente une figure centrale de la renaissance religieuse odessite. Il arrive à Odessa en 1992. Il vient d’Israël accompagné de sa femme et de ses six enfants. Il est alors âgé de trente-sept ans et armé d’une volonté farouche de remplir les bancs désertés de la synagogue et de développer des structures éducatives, sociales et culturelles pour chaque étape de la vie. En 1998, il prend la tête de la communauté Habad Shomrey Shabosen succédant au rabbin Ishaya Gisser qui officiait sous le régime soviétique dans une ville qui ne comptait plus qu’une seule synagogue. Soutenu financièrement par des organisations juives internationales et des donateurs, le rabbin orthodoxe qui se situe dans la lignée de la branche hassidique Loubavitch est en mesure de se prévaloir quelques années plus tard de deux lieux de culte dans les faubourgs d’Odessa, trois écoles maternelles, deux primaires, une université d’économie, deux internats pour orphelins, toxicomanes et prostituées.
La célèbre synagogue Brody vient d'être restituée à la communauté juive par le Conseil Régional d'Odessa. Depuis la Shoah, la synagogue héberge les archives de la ville. La construction d'un nouveau bâtiment moderne pour abriter les documents d’archives va bientôt commencer dans le quartier de la gare ferroviaire et permettra la libération du bâtiment historique, sa rénovation et la mise en place d'un nouveau Musée Juif d'Odessa et d'un Centre de Tolérance.
Un clin d'œil de l’Histoire : c'est la communauté Habad Loubavitch avec à sa tête Avroom Wolf qui est chargée du sauvetage de la "synagogue des banquiers" qui, il y a 120 ans encore, condamnait les hassidim et leur interdisait l'accès au centre bourgeois d'Odessa...
La nouvelle génération est, elle aussi, particulièrement dynamique et s’investit dans de nombreux projets dans le cadre du Centre odessite de la Jeunesse juive « Hillel » (850 membres permanents actifs, ouvert depuis 1999). Les jeunes dirigeants de cette association située sur le prestigieux boulevard Primorsky ont le regard tourné vers l’avenir et sont professionnellement au faîte de la modernité tout en conservant un attachement sincère pour la tradition et les valeurs du judaïsme.
Odessa a entamé de son côté son travail de mémoire avec l’édification récente d’un mémorial qui vient accompagner l’ancien, plus modeste. Le projet d'un nouveau Musée Juif d'Odessa et d'un Centre de Tolérance, est en cours de réalisation.
S’agissant de présent et d’avenir, la ville peut mener une vie juive de façon autonome avec ses universités, ses écoles, ses crèches, ses restaurants et ses boutiques. Elle n’importe plus aucune denrée casher. On peut donc naître juif, vivre juif et mourir juif à Odessa aujourd’hui. Quant à l’antisémitisme, il n’est pas davantage prégnant, dit-on, que partout ailleurs en Ukraine ou que chez ses voisins d’Europe de l’Ouest. De nombreux Juifs odessites de la diaspora feraient d’ailleurs le choix de revenir !
Odessa fut en son temps une cité de rêve pour les Juifs, un ilot de liberté, « un vieux rêve intime » devenu réalité grâce à leur courage, à leur détermination et leur contribution. Les pogromes et la Shoah ont définitivement brisé ce « Bonheur » juif. Le communisme a entraîné l’assimilation des juifs odessites. Mais Odessa, me semble-t-il, n’a pas encore dit son dernier mot même si beaucoup considèrent qu’elle n’est plus qu’une ville mythique aux parfums d’un autre temps. Un mythe que les Odessites ont emmené avec eux dans le quartier de Little Odessa à New York, dans la shul de la rue Sainte-Anastase dans le Marais parisien et un peu partout dans le monde. Un mythe si puissant qu’il existe à Odessa avec pignon sur rue un « Club mondial des Odessites » dont le slogan est : « Odessites de tous les pays unissez-vous ».
Je voudrais conclure sur les perspectives de recherche que proposait ma thèse comme retrouver l’ancienne Amicale d’Odessa, société de secours mutuels d’Israélites, fondée en 1914.
C’est chose faite. Cette ancienne amicale aryanisée en 1943 qui s’appelle aujourd’hui « Les Amis d’Odessa », a pour mission d’approfondir la connaissance de l’histoire des Juifs odessites réfugiés en France et de retrouver leurs descendants, de rassembler les morceaux d’une parole éparpillée, de « remettre en scène » tous ces acteurs qui ont largement œuvré à nourrir le patrimoine culturel mondial.
Si le travail de reconstitution de ce passé pierre après pierre est ardu, il est aussi fait de joies à chaque fois que ressurgissent des noms et des visages. Quoi qu’il en soit, les rencontres avec les descendants de la communauté juive odessite d’ici et d’ailleurs savent m’insuffler par leur richesse la force pour avancer jour après jour sur ce chemin très escarpé du retour à Odessa.
Isabelle Némirovski (octobre 2018)