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Grégoire Schreiber

D'exil en exil avec une boite de peinture...

13 juin 1889   

Naissance à Odessa, alors la troisième ville de l'Empire russe.

 

1901

Début de ses études de dessin et de peinture sous la férule d'un jeune diplômé de l'Académie des Beaux Arts de Saint-Pétersbourg, proche du mouvement pictural des « Ambulants ».

 

1903

Il anime une cellule SR (Socialistes révolutionnaires) dans son lycée

 

1905

Il participe activement à la révolution de janvier. Pour lui éviter la répression tsariste, ses parents l'envoient à Berlin poursuivre ses études secondaires.

 

1907

Retour à Odessa : il entame des études de Droit à l'Université de Novorossisk pour devenir Avocat à la Cour. Mariage avec Olga Zoslavski, jeune veuve, mère de deux enfants.

 

1909 -1910

Deux grandes expositions consacrées aux plus grands peintres français contemporains ont lieu à Odessa. Elles lui inspirent deux petites toiles néo-impressionnistes échappées aux désastres de l’exil (collection particulière Moscou).

 

1910

Naissance de sa fille, Anna.

 

1917 à 1920

Guerre civile : vingt gouvernements se succèdent à Odessa. Il mène avec sa plume le combat contre les méthodes sanguinaires des bolchéviks qui le condamnent à mort dès leur prise de pouvoir.

1920 à 1922

Exil à Istanbul. Il survit pour une large part grâce à sa peinture.

 

1922 à 1926

Nouvel exil à Berlin, grand rendez-vous des émigrés russes. La forte inflation rend à tous la vie difficile. Vivre de la peinture y est quasi impossible ! Grâce à sa maîtrise de l'allemand et à son expérience juridique, il trouve du travail dans une banque.

 

1926

Troisième exil. Il s'installe à Paris et se remet activement à la peinture. Il expose une marine au Salon d'Automne 1929.

Années 30

Il ouvre un cabinet de conseil juridique. Sa situation s'améliore. Paris et sa région sont au cœur de sa peinture : Vieux quartier de Paris, l'Appel de la forêt, Quand explose le printemps.

 

1934

Mariage avec Geneviève Delaittre. Leur fille Evelyne nait l'année suivante.

 

1937

Sa femme et lui font installer sur un terrain acquis à Samoreau un wagon de chemin de fer acheté à l’Exposition internationale.

 

1939-45

Nouvel exil, à Nice et sa région. Sous les cieux méditerranéens, sa palette retrouve les vives couleurs des bords de la mer Noire.

 

1948

Une vraie maison remplace à Samoreau le wagon détruit pendant la guerre. La Seine, la forêt, la campagne inspirent sa peinture.

 

1950-53

Il découvre l'aquarelle et s'y consacre avec bonheur, notamment au cours de ses voyages (Allemagne, Italie, Suisse, Tunisie, Égypte…). Mais les paysages de Seine et Marne sont toujours ses favoris.

 

26 janvier 1953

Décès à Paris. Son retour en terre natale est resté rêve impossible.

          Grégoire Schreiber, mon père, est né  le 1er/13 juin 1889 à Odessa, alors la troisième ville de l' Empire russe, une ville-monde comme l'appellent certains, en raison de son caractère cosmopolite, grand ouvert sur l'extérieur. Située au bord de la mer Noire, Odessa, la méridionale,  était jusqu'à la révolution une ville prospère grâce notamment à son statut de port franc obtenu en 1817.  Connue pour la beauté de son site et l'élégance de son architecture, elle le fut aussi pour son culte des arts. Tous les arts sans exception  : la littérature, la peinture, le ballet  et, bien sûr, la musique - ne disait-on pas qu'à Odessa, même les dockers chantent l'opéra !!

          Appartenant à l'intelligentsia  juive parfaitement assimilée au monde russe, à sa culture et à sa langue, la famille de mon père ne dérogeait pas à l'esprit de la ville.  Avocats ou médecins,  chacun y était aussi poète, dramaturge, écrivain, musicien, sculpteur, peintre. Des  soirées littéraires ou musicales étaient fréquemment organisées chez les parents de mon père.

             Ainsi sensibilisé très tôt,  comme tous ses frères,  à toutes les formes d'art, Grégoire choisit-il de mener parallèlement à ses études secondaires, puis universitaires, des études de violon ainsi que l'apprentissage de la peinture.

 

          Dans un roman assez autobiographique,  il trace le portrait de son premier professeur de peinture . « Ivan Ivanovitch avait un visage ascétique, les traits fins d'un prince d'Asie, une barbiche légèrement bouclée de Christ /.../, des yeux profonds et clairs. Sa figure était allongée, ses mains à peine emplie de chair. Il était grand, doucement exalté. Il venait de sortir de l'Académie des Beaux Arts de Saint-Pétersbourg. Il peignait des enfants faméliques,vêtus d'étoffes sommairement taillées, chaussés de laptis d'écorce de bouleau. Il leur donnait des yeux démesurés, assoiffés d’humanité, pleins d’espoir à la mesure de la patrie chrétienne, noyés dans une immense misère imméritée ». On se croirait dans un tableau signé par un « Ambulant », un Vassili Perov, un Nicolaï Gay ou un Ivan Répine ! En effet, pour les membres du mouvement des « Ambulants », il convient de  fuir l'art pour l'art. Pour eux,  l'art doit être au service du peuple.

           Ce mouvement né en 1870 à Saint-Pétersbourg était toujours vivant au début du nouveau siècle. Il fut même prolongé à Odessa par la création en 1902 de la Société des Artistes russes du sud. Mon père en fit-il partie, je n'ai pas la réponse. Il est certain, en tous cas, que son professeur de peinture touchait une corde sensible auprès de lui en plaçant la vie sociale et surtout la misère du peuple au centre des représentations picturales. Mon père avait, en effet, dès l'âge de 14 ans, commencé à militer au sein des SR, les socialistes révolutionnaires, et participé activement à la révolution de 1905. Cette activité a du, au début, trouver un reflet dans sa peinture, mais très vite les grandes expositions de 1909 et de 1910 à Odessa, qui faisaient une large place aux grands noms de la peinture française, ont fait évoluer son regard.  En témoignent deux petites toiles néo-impressionnistes  représentant des paysages de Crimée.  Elles se trouvent à Moscou chez une parente, dont la grand-mère les avait apportées d'Odessa. Ainsi ont-elles été sauvées du désastre de l'exil.

 

Istanbul

          La période de la guerre civile, qui débuta après la révolution d'octobre 1917, fut une période de continuels changements politiques qui vit se succéder à Odessa pas moins de vingt gouvernements différents !  Je ne pense pas que mon père participa directement à l'un d'entre eux, mais il contribua par sa plume et par sa parole à défendre tout au long de ces années ses idées de justice sociale tout en s'opposant avec force  aux méthodes sanguinaires des bolchéviques. Et quand ceux-ci prirent finalement et définitivement le pouvoir en février 1920, il fut tout naturellement très vite désigné pour le peloton d'exécution... Un de ses amis put heureusement le prévenir à temps ce qui lui permit de fuir sur un cargo de la Croix Rouge américaine, le dernier en partance pour Istanbul. Son seul bagage, un peu de linge, quelques livres, son violon et une boîte de peinture...

             Et tandis que le bateau s'éloigne, l'oeil du peintre s'attarde : « le phare du port n'est plus qu'une aiguille blanche tranchant sur un ciel nuageux ».

            Arrivé enTurquie, l'oeil du peintre est toujours là pour décrire «  le Bosphore rendu à ses couleurs de bleu de céruleum clair, la blanche mosquée Achmédié, les mystérieuses demeures du vieux Stamboul, les femmes en noir, le visage invisible derrière le tchartchaft, les hommes aux têtes coiffées de rouge et de blanc… »

           Désormais, pour gagner sa vie,  il peint le jour de petits tableaux destinés à la vente. Le soir il est violoniste dans un orchestre qui joue dans un cinéma. Il a aussi accepté une place de comptable chez un commerçant. Las,  celui-ci fait rapidement faillite et le cinéma change d'orchestre...  mon père n'a plus de quoi acheter ni couleurs ni toiles. Ni  payer son loyer. Pour survivre quelques jours encore, il vend son violon.

            Mais la peinture lui sauve indirectement la mise :« une exposition de peinture ottomane s’est ouverte ces jours-là à Péra, et j’y suis allé, en guise d’oubli. Je m’étais arrêté devant un tableau représentant Béchiktache, une des parties de Stamboul authentique. C’était une belle œuvre, rapide et sûre,  une vraie œuvre rendant compte de la sévère simplicité du pays ». Un jeune homme l'aborde, l'interroge sur le tableau qu'ils regardent ensemble, apprécie ses remarques. Connaissance faite, le jeune homme lui offre gracieusement une pièce chez lui à Bechiktache. Peu après, ayant enfin obtenu un visa, mon père s'embarque pour l'Occident dont il rêve depuis longtemps. Je pense qu'il part à nouveau les mains vides car il a vendu tous les tableaux peints à Istanbul que, d'ailleurs, il ne jugeait pas bons !  Il était sans doute un peu sévère car il  devait bien y en avoir un ou deux de Bechiktache, peints pour le plaisir et non à des fins alimentaires, qui auraient bien valu de poursuivre le voyage avec lui.

 

Berlin

          La capitale de l'Allemagne est le but de ce nouvel exil. Il l'atteint via Marseille, puis Paris. A Berlin, s'est donnée rendez-vous toute l'émigration russe, qu'elle soit venue du nord ou du sud du pays. On est en 1922, la République de Weimar est en pleine hyperinflation. La vie est donc très difficile pour cette masse de réfugiés constituée surtout d'intellectuels désargentés !  Mon père, lui, a trouvé du travail dans une banque, sans doute grâce à ses connaissances juridiques et à sa maîtrise de l'allemand, il s'en sort plutôt bien. Et s'il a désormais les moyens d'acheter couleurs et toiles, je ne sais rien de ce que fut sa peinture pendant son séjour en Allemagne qu'il quitte en 1926.  Bien plus tard, en 1950, c'est en Allemagne qu'il reviendra pour faire ses débuts à l'aquarelle sous la conduite d'un aquarelliste de ses amis.

 

Paris

          Mon père arrive à Paris en 1926. Comme pour tout nouvel émigré, les débuts sont  matériellement difficiles. Mais parmi les ressources à explorer, la peinture figure, pour lui, en bonne place. Il s'y remet donc activement.  De cette époque restent plusieurs toiles peintes  en Bretagne dont  Saint-Briac à mer basse (qu'il expose au Salon d'Automne de 1929) et quelques très belles huiles – paysages de bord de l'eau ou paysages urbains – peints avec vigueur, parfois à la limite de l'abstraction, sans oublier une très belle ébauche de portrait de ma mère et quelques petits tableaux. Tout le reste, nécessité oblige,  a été vendu.  Et s'il visite le Salon de 1930 en y annotant le catalogue pour marquer ses préférences, il n'y exposera plus jusqu'à l'après-guerre.  Il est vrai que  les Salons s'étaient faits rares ces années  là puisqu'il n'y en eut ni en 1931, ni en 1933 et, bien sûr ni en 1939

             Entre temps, mon père que son passeport Nanssen n'autorise pas à exercer sa profession d' avocat à la Cour, a entamé une nouvelle carrière dans un métier voisin en ouvrant  un cabinet de Conseil juridique. Et il s'y consacre pleinement d'autant que,  récemment marié et jeune père de famille, il a désormais charge d'âmes.

 

Nice

            La fin des années 30 en France est marqué par un climat très xénophobe et anti-sémite qui fait écho aux évènements de plus en plus inquiétants se déroulant en Allemagne et en Autriche puis en Tchécoslovaquie, pour se poursuivre par l'invasion de la Pologne en septembre 1939. Pour mon père, point n'est besoin d'attendre l'invasion de la France en mai 40, ni  les lois de Vichy sur le statut des juifs, pour savoir qu'il lui faut quitter Paris au plus vite.  La tentative de passage en Espagne de notre famille ayant échoué, Nice deviendra  notre refuge jusqu'à l'entrée des Allemands dans la zone « no-no ».

            Une fois de plus, mon père se remet à ses pinceaux. Cette fois il peint beaucoup de natures mortes, mais aussi des paysages – Cagnes sur mer, Eze village, Vence - qui doivent le ravir car il y retrouve les couleurs des paysages de Crimée et le bleu intense de la mer. 

         Le succès commercial est-il au rendez-vous ? J'en doute quelque peu car, dès fin 1941, sa correspondance montre qu'il porte ses efforts et ses espoirs davantage sur l'écriture que sur la peinture.

 

Fin des exils et joies de l'aquarelle

               Le retour à Paris fin 1944 marque pour mon père la fin des exils. Mais c'est une période très noire en raison des nouvelles d'URSS : Odessa est classée parmi les villes-martyre et, comme à Kiev, les juifs y ont été systématiquement massacrés par les nazis allemands et roumains. Presqu'aucun membre de notre famille n'y a échappé et notamment la fille ainée de mon père, ma demi-soeur, à laquelle il n'a pas un jour cessé de penser depuis leur séparation. Son deuil est indicible.

               Il se remet pourtant peu à peu à la peinture peignant des paysages  de Seine et Marne où ma mère et lui ont fait construire une maison de week-end et de vacances.

               Et puis c'est l'apprentissage de l'aquarelle, une découverte qui l'enchante et le rend prolifique. Cette fois, il peint vraiment pour son plaisir, quelques scènes parisiennes, beaucoup de bords de Seine avec ou sans pêcheur, une fête champêtre à Samois, des paysages de Samoreau, Moret, Montigny sur Loing,  des jardins, des champs, quelques paysages de montagne enneigée,  mais aussi  beaucoup de paysages « croqués » en voyage : Bruges, le lac Léman, Stratford on Avon, les bords du Nil, Gênes, Naples, Haïfa - peint depuis le bateau qui l'amène en voyage d'affaire en Egypte et dont il ne peut débarquer sous peine d' avoir un tampon israélien sur son passeport lui fermant la porte de sa destination finale !

               Dès 1950, il expose cinq aquarelles au 40ème Salon de la Société de l’École Française , puis en 1952 trois aquarelles dont deux sont  reproduites au catalogue du 44ème Salon d'hiver et, la même année, quatre aquarelles au Palais des Beaux-Arts de la ville de Paris (exposition de 15 groupes). En 1953, c'est à titre posthume* que trois de ses aquarelles sont présentées au 45è Salon d'hiver. Figure aussi au catalogue son portrait en pied par son ami Michel Papiche, qui l'a pris  sur le vif, béret sur la tête - comme un bon Français qu'il est devenu  par naturalisation en 1947 - face à son chevalet, peignant d'après nature. Je tiens beaucoup à cette esquisse qui me rappelle les meilleurs moments des dernières années de la vie de mon père quand, visiblement heureux, il s'attelait à une aquarelle.

 

 

 

Evelyne Schreiber-Rival

 

*Mon père est décédé à Paris le 26 janvier 1953.

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